L’architecture mobile
Chris Ware réinvente la notion de concept album avec une maestria impressionnante. Building Stories (« Histoires en construction » ou « Histoires d’immeuble ») défie toute catégorisation et marquera un tournant dans l’histoire de la bande dessinée moderne.
Quand on commande Building Stories chez son libraire, on ne s’attend pas à recevoir un objet aussi inattendu. Exit l’album cartonné de 48 pages cher au cœur des éditeurs franco-belges. Adieu romans graphiques et comics américains. Bonjour immense et lourde boîte, qui fait inévitablement penser à un jeu de société, avec son semblant de plateau et ses livrets pouvant évoquer des règles du jeu. Et de jeu il sera question : résoudre l’énigme de la lecture des différents éléments contenus dans la boîte. Dans quel ordre ? Où est le début et où la fin ? On est plus proche d’une partie de Cluedo que d’un numéro de Spirou . On se revoit construire des maisons en Lego.
Building Stories , c’est un édifice à construire sans plan, sans guide. Au lecteur de bâtir, brique après brique, une histoire. On arrive cependant à distinguer certaines zones solides sur le fond sablonneux de la narration. Au cours d’une lecture fragmentée (les quatorze livrets sont à consommer dans un ordre indéterminé), on commence à distinguer un personnage central. Une jeune femme mariée, mère d’une petite fille, unijambiste. Mais habite-t-elle un immeuble ? Si l’on relit les livrets dans un autre ordre, elle semble vivre en banlieue… Et que vient faire Brandford, la meilleure abeille du monde, dans cette histoire ? Et ce journal ? Chris Ware, virtuose de la bande dessinée, prend un malin plaisir à nous égarer.
Au fond, le sujet ne serait-il pas la remise en question des codes du neuvième art, la volonté de dépasser ses limites trop vite posées ? La linéarité traditionnelle de la narration est remplacée par une organisation rappelant le mind mapping : un sujet central – l’immeuble ou l’héroïne ? – des histoires qui gravitent autour de lui, qui dérivent de son orbite. Et cela se retrouve jusque dans la composition des planches, esthétique déjà présente dans Jimmy Corrigan ou Quimby the mouse . Le graphisme propre à Chris Ware se construit par la diversité : cases de tailles très variables, chevauchement des narrations, bouleversement de l’organisation des vignettes… Chambouler le lecteur, le pousser dans ses retranchements, le forcer à voir la bande dessinée autrement, voici à quoi nous force cet auteur de talent !
Dans la planche « Fouinage », Ware fait commenter Building Stories par son héroïne. En furetant à la bibliothèque, elle découvre un livre qui raconte sa vie, des choses qu’elle avait oubliées. Pour elle, « ce n’[est] pas vraiment un livre , d’ailleurs… Plutôt des bouts , comme des livres qui tomberaient d’un carton, par exemple… Mais c’[est]… beau … ça [a] du sens … » Elle trouve que les illustrations sont « si propres et si précises, si colorées, si détaillées qu’elles [semblent] avoir été dessinées par un architecte… » L’architecte, c’est l’auteur, celui qui a pensé cette œuvre monumentale jusque dans ces moindres détails. Mais c’est aussi nous, lecteurs, qui devons retrousser nos manches et remonter chaque pièce au bon endroit.
Il reste néanmoins chez Ware la volonté farouche de traiter de la normalité par le prisme de sa complexité. Qu’est-ce qui est plus complexe au final que la vie d’Américains moyens ? Une vie est un entrelacement de toutes ces petites frustrations du quotidien, ces haines de soi et des autres, ces déceptions, ces maigres moments de joie, les regrets, les souvenirs, les espoirs déçus. Tout ça nous construit. L’héroïne se crée un équilibre précaire au confluent de ces forces. L’aventure réside dans la banalité des événements relatés. C’est la vie dans ce qu’elle a de pathétique, de lamentable. Chris Ware gratte le vernis pour retrouver une réalité sans fard, crue. Il dépouille la vie de ses artifices jusque dans le corps des protagonistes, présentés dans leur décrépitude, leur douloureuse vérité. L’univers tendre et cruel à la fois de Ware est encore méconnu du public francophone mais, quand il aura compris le manque à gagner, ce dernier s’empressera de garnir sa bibliothèque de nouveaux opus.