Le Dragon d’or :
Dans la cuisine du restaurant thaï le Dragon d’or , il se passe bien des choses. Pendant une heure, une vingtaine de personnages s’entrecroisent en cuisine, dans la salle du restaurant, dans l’immeuble ou dans le quartier. Une mosaïque de petits destins pour un spectacle admirable.
Au départ, la pièce a de quoi surprendre : trois escaliers enchevêtrés se dressent sur scène. Les cinq comédiens entrent, stoïques, et narrent une histoire tout à fait banale : dans la minuscule cuisine du restaurant thaï le Dragon d’or , un jeune cuisinier chinois a mal aux dents et sa douleur commence à inquiéter les quatre autres occupants de la cuisine. Puis, on se retrouve sur une terrasse, en compagnie d’un grand-père et de sa petite-fille. On arrêtera ici la description de la pièce. Pendant une heure, le spectateur passe de personnages en personnages, de la cuisine d’un restaurant chinois à l’arrière-boutique d’une épicerie. Ce sont des instantanés de vie, des fragments d’existences. Les raconter reviendrait à raconter la pièce. On y croise des hôtesses de l’air, un homme ivre, un grand-père songeur, etc. Que ceux qui pensent connaître par cœur la fable de la cigale et de la fourmi soient rassurés : revisitée de façon très contemporaine, elle sert en quelque sorte de fil rouge à la pièce et apportera un dénouement inattendu.
L’auteur de la pièce, Roland Schimmelpfennig, est Allemand mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Il déploie une galerie de caractères universels. D’ailleurs, la metteur en scène Sofia Betz l’a bien compris : comédiens et comédiennes jouent des personnages des deux sexes. Sandrine Bastin est aussi surprenante en jeune cuisinier chinois qu’en mari ivre ; Candy Saulnier est une vieille tenancière de restaurant chinois autant qu’une perverse fourmi ; Baptiste Sornin incarne un grand-père pensif avec la même poésie qu’il personnifie une cigale fort dépourvue ; Vincent Minne est aussi crédible en femme triste qu’en cuisinier expérimenté ; Pierre Sartenaer se glisse avec autant d’aisance dans la peau d’un vieillard asiatique que dans celle d’une jeune hôtesse de l’air écervelée. De toute façon, tous les comédiens sont excellents, chacun apportant aux personnages une humanité toute particulière.
Drôle, émouvante, tragique, poétique, le Dragon d’or nous donne à voir les multiples drames de la vie. La pièce est truffée de descriptions de plats asiatiques, comme des inventaires à la Perec, dont l’énumération des ingrédients fait autant rire qu’elle tient le spectateur en haleine. Et justement, on pense à Georges Perec et à la Vie, mode d’emploi dans ces descriptions de la vie d’un immeuble, dans cette manière de faire entrer la vie tout entière dans un spectacle d’une heure. Ces scènes quotidiennes et banales évoquent aussi les nouvelles de Raymond Carver, où les petits riens de l’existence, les non-dits, les chagrins, les joies, la vie et la mort tiennent dans une langue à l’économie parfaitement maîtrisée. Robert Altman ne s’était pas trompé qui avait adapté certaines de ces nouvelles dans Short Cuts , objet cinématographique inégalable, film mosaïque, chef-d’œuvre absolu.
Le Dragon d’or met en appétit. Pas d’un wok de nouilles sautées au poulet ni d’un bœuf braisé à la citronnelle. Mais de revoir Shorts Cuts , de relire Carver ou Perec, et surtout de découvrir le travail de Roland Schimmelpfennig. Et aussi de regarder la vie autour de nous, les destins tragi-comiques, les fictions dérisoires.