S’est joué aux Halles de Schaerbeek, les 19 et 20 octobre, le spectacle Le Grand Saut , interprété par Benjamin Mouchette et Boris Prager (aidés à la conception par Hugo Van de Plas). Plongé au cœur des abysses, le public est amené à se questionner sur l’individu, l’exclusion, autant que sur la société, le vivre ensemble. Promenade dans la réalité, mais également dans ce qu’elle contient d’imaginaire, de magique…
La salle est plongée dans l’obscurité. Une voix se fait entendre. Elle est douce, et elle chante. Un oiseau blanc flotte dans la pénombre. La lumière s’allume timidement, mais il fait encore sombre. Un personnage aux traits inquiétants : il a une barbe, les cheveux rasés, un marcel tâché, un peignoir, un vieux caleçon et des chaussettes mauves en dessous de ses bottes. Il chasse l’oiseau blanc. Il y a des bruits, comme de l’eau qui coule, et des conduits, d’égout ou d’aération. Il y a des détritus sur le sol, ça a l’air sale. Il y a un tas de chaussures, un vieux fauteuil, quelques livres, une radio. Quelqu’un crie et, soudain, un corps sortant de l’un des tunnels s’écrase lourdement contre le sol. Après avoir regardé s’il était bien inerte, l’homme inquiétant lui enlève ses chaussures, le fouille et le recouvre d’un drap blanc. Minutieusement, il enfile une toge et bénit le corps. Il le porte ensuite jusqu’au devant de la scène, où il se fait miraculeusement aspirer. Le drap retombe quelques secondes plus tard, expulsé par l’un des conduits, et est remis à sa place, du moins jusqu’à ce qu’un autre corps s’écrase lourdement contre le sol. Et puis, l’un des corps s’écrasant lourdement sur le sol ne reste pas inerte. Il commence à tousser, puis bouge, se lève, et parle.
Tuyaux, plastique et solitude
L’homme inquiétant semble avoir été reclus de nombreuses années dans ce qui s’apparente à des égouts. Si longtemps qu’il ne sait plus comment faire face à un autre être que lui. Côtoyant d’habitude la mort, il ne parvient plus à gérer le vivant. Cette rencontre avec autrui se déroule donc en partie sous le signe de la méfiance puis de la lutte (notamment pour la nourriture). Ils se confrontent pour un bout de pain, mais aussi pour une bouteille d’alcool, ou parce qu’ils sont énervés, parce qu’ils deviennent fous. Ils se poussent, se battent, s’étranglent, s’étouffent. Les décors, les accessoires, les lumières et la musique semblent donc se construire comme des doubles visuels de l’histoire violente, triste, solitaire des personnages.
De même, l’homme inquiétant ne manie plus le langage ni les normes sociales, ce qui se remarque par sa tenue débraillée, par le fait qu’il utilise une table à repasser comme arme, et qu’il ne sait plus très bien ce qui peut lui être utile (gardant précieusement une montagne de chaussures, une boite à meuh et une peluche). Cependant, il possède toujours certains codes qu’il détourne en partie (repas gourmet autour d’une table à repasser, nappe en plastique sale et vieux bout de pain trouvé dans une poubelle) et il reproduit certains rites (il enfile sa toge, bénit le corps, le laisse s’envoler, puis se lave les mains). Les codes de la société n’ont donc pas disparu, et cette dernière est à la fois très présente sur scène et pourtant absente, rendue invisible.
Cravates, système et lendemain
En effet, ce que l’on voit devant nous, sur le plateau, fait appel à toute une extériorité invisible. Cela active une réflexion sur ce qui dépasse la scène, c’est-à-dire la société, ici présentée comme évoluant au-dessus de nos protagonistes. Autrement dit, ce n’est qu’en étant plongé dans le lieu de vie inquiétant de nos deux hommes inquiétants que l’on comprend qu’il y a un extérieur, un « au-dessus » : on entend les longs cris des corps qu’on imagine choir dans une bouche d’égout mal fermée, on distingue les échos des voix se répercutant sur les tuyaux, on assiste au décrochage extraordinairement long d’une corde attachée au monde d’en haut…
Les gens du monde d’en haut (que l’on voit sur le plateau car ils sont tombés dans le monde d’en-bas) sont souvent habillés en costumes-cravate, avec une mallette. Ils travaillaient surement beaucoup, surement dans un bureau, et gagnaient surement beaucoup d’argent. Du moins c’est ce qu’on imagine. Ce dont on est certain, c’est qu’ils évoluaient littéralement au-dessus des autres, ceux qui sont tombés, ceux-là même qui, relégués en-dehors du système, doivent lutter pour (sur)vivre. Mais sont-ils si différents ? Car n’importe qui peut tomber et devenir une personne du dessous. Les burn-out ou les licenciements signent parfois le début d’une « descente aux enfers » (littéralement représentée sur scène ?) dont il n’est pas toujours possible de sortir.
La solitude, l’exclusion d’autrui, la lutte, le travail, la pauvreté nous rappellent tristement, et (heureusement) métaphoriquement, la société dans laquelle nous évoluons. Mais serait-il possible que celle-ci devienne concrètement ce que les artistes décrivent sur scène ? Le spectacle évoquerait alors un futur dans lequel la seule manière d’exister, si on ne correspond pas au système et aux normes imposées par celui-ci (si on est pauvre, si on est une femme, si on est racisé, si on vit avec un handicap, etc.), est d’être exclu.e, reclu.e, de disparaitre de la surface de la terre, donc de se diriger sous le sol où, l’accès aux matières premières étant de plus en plus limité, se jouerait une lutte pour la subsistance1 .
Bien que cette idée semble plus proche d’une dystopie que de la réalité, une telle population existe déjà, même si c’est à une plus petite échelle. Les mole people , ou peuple taupe, vivent effectivement sous terre, évoluant dans des anciennes voies de métro ou dans les égouts, notamment sous la ville de New York. Longtemps coupés de la société, ils vont jusqu’à élaborer leurs propres langages, proches des bruits des égouts, de l’eau, des vibrations provoquées par le métro. De même, les individus isolés présents sur scène le sont-ils vraiment ? Peut-être en existe-t-il d’autres, s’agençant en communauté, en deçà même de la société du haut, en réaction à celle-ci ? Et si le ramassage des corps n’était pas lié à un coup de vent mais à un système bien élaboré ? Et si les tunnels menaient à d’autres fauteuils, d’autres livres, d’autres tas de chaussures ? Et si notre homme inquiétant n’était pas le seul homme inquiétant ? Et si notre homme inquiétant n’était, en fait, pas si inquiétant ?
Musique, magie et grosse chenille
En effet, bien que son aspect soit en partie rebutant, il suscite une forme de sympathie. Il s’esclaffe facilement et tente souvent de faire rire son compagnon. Il danse, se déhanche, s’amuse. Il éprouve vite de l’affection pour son nouvel acolyte (il veut l’enlacer seulement quelques minutes après leur rencontre), partage parfois son repas, ses boissons. Les deux s’entraident (montent l’un sur l’autre pour récupérer une bouteille coincée dans un tuyau), et se ressemblent de plus en plus (son compagnon finit également en marcel, slip, chaussettes). Autrui parait dès lors beaucoup moins étrange, moins étranger.
L’aspect sombre du spectacle, décrit auparavant, est donc toujours contrebalancé par de l’humour, par de la collaboration mais aussi par une forme de beauté du désespoir (à l’image des bouts de plastique tombant lentement sur le plateau). À cette beauté s’ajoute une forme de légèreté, à l’image de l’oiseau blanc flottant au-dessus des personnages, symbole d’une paix à venir, à trouver, à créer ? Peut-être le spectacle est-il dès lors le lieu d’un espoir nouveau, espoir de reconstruction d’une société nouvelle, formée par tous ceux et celles qui se font rejeter, écraser, piétiner, et basée sur l’entraide, le rire, la musique.
En effet, Le Grand Saut invite à imaginer un monde autre, différent, qu’on ne connait pas encore, qui obéit à ses propres règles. Un monde où les chenilles ont une longueur de deux mètres, où les machines à café sont faites de tuyaux imposants, où les personnages évoluent parfois au ralenti, où les défunts s’envolent dans des courants d’air, où les corps apparaissent et disparaissent comme par magie… Bref, le spectacle se construit comme une invitation à l’imaginaire, au bizarre, au magique.
Tuyaux, cravates et grosse chenille
Il y a donc des tuyaux, du plastique, des marcels plus très blancs, des cravates, une mallette, des lumières sombres, des bruits d’eau et de métro. Et puis il y a de la musique douce ou du jazz, il y a des rires, des accolades, des chenilles de deux mètres. Bref, il y a tout ce qui se trouve sur le plateau, et tout ce que cela évoque : les égouts, la crasse, la solitude, le travail, la société, le futur (triste ou joyeux), et tout ce qu’il reste encore à imaginer. Il y a des gens seuls, des gens vivant ensemble, il y a du triste, du beau, du dur, du doux.
Ce spectacle à l’aspect décalé, abyssal et sombre est donc également empreint d’humour, d’espoir et de douceur. Tous ces aspects sont portés par les décors, les accessoires, les costumes, la musique, le cirque et la magie, qui amorcent des questionnements sur l’individu, la solitude, le système, la société et son futur, sans jamais verser complètement dans le pessimisme. Fond et forme se soutiennent dans ce spectacle qui se construit également comme une ode à la différence, à l’acceptation, poussant celui ou celle qui le regarde à imaginer un monde nouveau, à penser la réalité en passant par l’irréel, l’imaginaire, le magique.