Chaque époque, chaque peuple, a connu de nombreuses migrations. Souvent forcées, souvent difficiles, elles appartiennent au passé de chacun. Avec Le présent qui déborde , Christiane Jatahy et ses acteurs brisent la chronologie pour inscrire dans l’instant un moment de partage.
Dès le début, Christiane Jatahy vient nous exposer clairement les lignes dramaturgiques de ce « présent qui déborde sur lui-même ». La metteuse en scène brésilienne s’adresse à nous en français et nous parle des frontières qu’elle nous invite à traverser. Les frontières physiques qui séparent les pays. Mais aussi celles entre les images filmées dans les différents endroits où ils se sont rendus et les images de la représentation, filmées dans la salle. Les frontières entre le présent et le passé.
Devant nous se dresse un immense écran, comme au cinéma. Les acteurs viendront rarement sur scène, comme s’ils laissaient davantage de place à ceux qui n’ont pu être là. À tous ceux contraints de rester sur des terres qui ne sont pas les leurs pour échapper à la guerre. Des femmes et des hommes s’adressent à nous, face caméra. Ils nous livrent tantôt des textes d’Ulysse, tantôt de véritables passages de leur vie. Le spectateur se perd alors entre l’épopée provenant de la Grèce Antique et les témoignages des réfugiés d’aujourd’hui. Lorsqu’ils lisent, il est plus aisé de comprendre qu’il s’agit de la parole du héros Ulysse, ou Odysseus en grec, durant son retour chez lui après la guerre de Troie. Ayant combattu pendant dix ans, il entreprend un long voyage pour regagner son île d’Ithaque où l’attendent sa femme Pénélope et son fils Télémaque. Son périple lui prendra également dix ans et sera semé d’embûches. Nous sommes aujourd’hui en Palestine, au Liban, en Grèce, en Afrique du Sud, au Brésil et leurs histoires ne sont pas si différentes.
Je n’ai nulle part où rester, nulle part où aller, nulle part où revenir.
La réalité de ces existences et de ces moments passés rend le voyage d’autant plus intense. Lorsque trois petites filles nous lisent à leur tour une partie de L’Odyssée , nous apercevons les caméras et les membres de l’équipe de tournage. On peut voir qu’elles sont intimidées mais un peu fières de se retrouver au centre de l’attention. À la façon d’un documentaire, elles vivent sous nos yeux. La volonté d’authenticité est une grande qualité lorsqu’il s’agit de traiter des sujets à ce point importants.
Les comédiens dispersés à nos côtés dans la salle jouent également un rôle essentiel. Ils nous guident à travers ce flot de vies humaines. Tout est de leur ressort, l’aspect purement technique comme l’aspect humain, créatif et musical. Il s’agit d’un travail minutieux, millimétré. Le collectif prend ici toute sa place. Ils partagent également leur histoire avec nous. Pour certains, ce lien de l’exil remonte à plusieurs décennies. Ils n’ont jamais été eux-mêmes apatrides mais leurs aïeuls, oui. Ils étaient réfugiés lors de la seconde guerre mondiale, par exemple, et doivent leur survie aux pays qui les ont accueillis. Christiane Jatahy les a amenés à confier ces parts de vie. Ce sont des témoignages qui se rapprochent du présent des hommes et des femmes dont les pays sont touchés en ce moment par la guerre. Sa volonté est d’aller au-delà de l’empathie, a-t-elle dit lors d’une interview . « Ôter le côté exotique du réfugié, affirmer que chacun de nous l’a été d’une manière ou d’une autre ».
Un autre aspect innovant est le côté participatif de la pièce. Malgré quelques réticences aux premiers abords de la part du public, globalement l’ensemble des spectateurs finit par se laisser entraîner par l’énergie des acteurs. Ainsi, nous nous retrouvons tous debout, à danser dans la grande salle du Théâtre National avec, en vis-à-vis, l’écran projetant des images festives de ces gens dont la vie a été bouleversée. Nous sommes également pris au jeu pour faire résonner le bruit des clapotis de l’eau sur nos bras à la fin du spectacle. Une spectatrice a également traduit de l’anglais un bout d’histoire d’une des comédiennes. Il s’agit d’une forme ouverte, d’une pièce multimédia qui permet aux spectateurs de voyager, non pas en traçant sa route tout droit, mais en tissant des ficelles dans tous les sens. Toutes les histoires se répondent et se rejoignent.
Christiane Jatahy cède aussi sa part d’intimité. Les dernières images de la représentation se passent au Brésil, dans la forêt amazonienne. Depuis l’élection de Jair Bolsonaro au mois de janvier 2019, son pays ne se porte assurément pas mieux. Elle s’exprime d’abord directement à nous pour dénoncer la montée de l’extrême droite. L’avidité du pouvoir en place entraîne la misère humaine, le désastre écologique et la destruction de diverses cultures. Mais en la voyant s’adresser au chef kayapo, on constate que c’est une quête plus personnelle qui l’amène là. Elle cherche un ancêtre perdu. Un « migrant » qui aurait fui la dictature étouffant le Brésil à ce moment-là. « Je suis venue sur les traces de mon grand-père que je n’ai pas connu », commence-t-elle. « Il a été tué dans un crash d’avion en ce lieu exact. Son corps est le seul qui n’a jamais été retrouvé. Nous avons fini par croire qu’il a survécu parmi vous. » Le chef Kayapo lui répond que personne comme son grand-père n’est venu vivre parmi eux. Elle est émue mais, se rassurant, termine par dire : « C’est comme si, à travers votre ancestralité, je recherchais la mienne. »
Ce trop-plein d’histoires passées appelle à questionner le présent. Même si la metteuse en scène nous a avertis de ses intentions, ce n’est qu’à la fin du voyage que l’on se rend compte de l’ampleur du territoire exploré, du nombre d’histoires partagées, du nombre de vies parcourues. À l’heure où où l’individualisme est roi, ce désir d’abolir les frontières semble plus qu’honorable. Reconnaissant d’avoir pris ce temps pour penser et vivre dans un monde sans barrière, le public se lève et applaudit avec cœur cet instant partagé.