critique &
création culturelle

Le printemps de Pippa

Le théâtre c’est pas la vraie vie

© Pierre-Yves Jortay

Le printemps de Pippa m’a mise mal à l’aise, et pourtant... On en retiendra que le public est dangereux, que la vie ne ressemble pas à une pièce de théâtre et que l’art raconte quand même toujours quelque chose. Le spectacle, mis en scène par Michel Bernard, a été joué au théâtre des Martyrs fin novembre. Il relate l’histoire vraie de Pippa Bacca, artiste italienne, assassinée en pleine performance.

La scène est blanche, presque immaculée. Quelques robes de mariées sont accrochées au mur contre lequel s’alignent des chaussures et des vêtements soigneusement pliés. Personne en vue tandis qu’on s’assied dans la petite salle du théâtre des Martyrs, trop proches de la scène pour se sentir dissimulées dans le public.

Le Printemps de Pippa commence et quatre comédiennes d’âges variés entrent en scène. Elles portent toutes une jupe et un haut simple dans les tons beiges, les pieds nus. Ancrées et droites, elles s’adressent à nous, bien plantées sur le sol blanc et dans le blanc de nos yeux. Elles se font narratrices et nous révèlent directement l’histoire (vraie) et sa fin : en 2008 Pippa Bacca, une jeune artiste italienne, fait du stop en robe de mariée depuis Milan jusqu’à Jérusalem. C’est une performance qui devait parler de paix et de confiance ; Pippa se fera violer et assassiner à Istanbul. Voilà, on est fixées. Si l’on avait pris le temps de lire le synopsis, ceci dit, on l’aurait sû avant même d’entrer dans la salle : la fin n’était ni un mystère, ni de la fiction. Le propos n’est pas d’instaurer un suspense mais plutôt de comprendre, il me semble, comment on en est arrivées là et si on aurait dû s’en douter.

© Pierre-Yves Jortay

Pour ce faire, il y a les quatre narratrices. Elles délivrent leur texte d’une façon qu’on pourrait qualifier de théâtrale. Face public, énonciation claire et distincte, émotions exacerbées, fins de phrases sur lesquelles on insiste, récitation, quelques gestes symboliques accompagnant les phrases fortes : des bras s’ouvrent en croix, un poing se ferme, un pouce se lève. Solennel. Sérieux. Je les regarde et j’ai envie d’insister sur le petit chapeau du mot « théâââtre ». Les comédiennes s’adressent à moi et je me sens constamment rappelée au fait que je suis spectatrice, assise sur une petite chaise d’une institution théâtrale et que j’en ai accepté les codes avant de m’installer. Ca n’est pas fait pour ressembler à la vie, les mots suivent des règles d’accentuation bien précises, les regards fixent la salle sans qu’on puisse s’extraire de notre rôle de regardante, d’écoutante, ça ne sonne pas juste pour moi. C’est du théâtre du genre qui m’a toujours mise mal à l’aise. Alors qu’on se moque des gens qui vont au musée et qui concluent devant des tableaux : « Je ne le mettrais pas dans mon salon », je me demande pourquoi je regarde une pièce en me disant « Je raconterais pas ça comme ça ». Il y a du théâtre qui n’est pas fait pour ressembler à la vie. Seulement moi, depuis mon siège, ça me rappelle qu’il y a un accent circonflexe sur le a et que je n’aime pas être là.

Alors je passe une heure et quart gênée, sans pouvoir me dissimuler dans l’anonymat d’un public trop restreint et d’une salle trop petite. Cette gêne, cependant, m’appartient. Je n’ai pas réussi à adhérer au contrat, à la convention de jeu passée entre les comédiennes et nous. Pourtant je sais reconnaître que sur scène se sont tissés des dispositifs pertinents. On connaissait la fin de l’histoire, certes, mais on ne nous a pas laissées nous reposer sur la conclusion. À travers des métaphores parfois visuelles (une araignée de fils découpe la salle, une myriade de tenues jonchent le sol), parfois linguistiques (elle adopte différents noms pour différentes attitudes), la pièce a déroulé le portrait complexe d’une artiste qui avait déployé au cours de sa vie de nombreuses convictions et de nombreux personnages. Le dernier en date étant une mariée persuadée qu’il ne fallait jamais refuser de monter dans une voiture. La pièce ne la blâme pas, heureusement. Elle explique sa démarche et la remet en contexte : on y évoque d’autres performances, par d’autres femmes. L’une des plus célèbres étant Marina Abramović qui aura conclu de ses expérimentations artistiques que, si l’on laisse le public faire, il peut aller jusqu’à vous tuer. Alors la conclusion tragique n’a rien de nouveau, mais dérouler le fil qui y mène permet de regarder cette violence féminicide à travers les particularités que présente une vie, une vraie vie qui a été volée. Une vraie personne. Une vraie performance artistique qui a conduit à un vrai violeur et un vrai assassin.

© Pierre-Yves Jortay

Alors non, la performance sur scène selon moi ne sonnait pas, ne s’incarnait pas comme la vraie vie. Je ne remets pas en cause une seconde le talent des comédiennes. Toutefois j’ai observé la scène comme on observe une scène : avec distance, sans y prendre part. Cependant la pièce racontait une histoire vraie et elle ne lui a pas fait l’offense de la réduire à une robe de mariée et à un point levé. Elle n’a pas épargné les faits. Si l’art c’est aussi de faire du stop en dentelle blanche, alors quiconque croise, entend, observe cette femme qui la porte est spectateurice de sa démarche. Et on se rappelle que oui, si on le laisse faire, le public va jusqu’à vous tuer. Si vous êtes une femme, en tout cas. Ce n’est pas une supposition, une performance, une ligne sur un écran, une provocation, c’est un fait. Si le jeu de Pippa Bacca sur les routes sonnait juste, on ne se le demandera pas, car ce n’est pas la question. Ce n’était pas du théâtre, c’était la vie. Et il serait indécent de réduire la vie à quelque chose de théâtral. Sur la vie, pas de chapeau. C’est peut-être pour ça que l’une des actrices n’a pas pu retenir ses larmes à l’issue de la représentation présentée le jour de la mobilisation contre les violences faites aux femmes ce 23 novembre.

Le printemps de Pippa

Mis en scène par Michel Bernard,
Librement adapté du livre La Robe blanche de Nathalie Léger
Avec Raphaëlle Bruneau, Phèdre Cousinie Escriva, Elise Eveno et Janine Godinas.

Du 19 au 29 novembre 2025 au théâtre des Martyrs
Vu le 23 novembre 2025

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