Dans le Réserviste , c’est la valeur sociale accordée au travail qui est interrogée. Puisque « la paresse est mère de tous les vices », le travail est érigé en vertu incontestable dans nos sociétés modernes. Mais elle n’est pas pour autant incontestée.
Ce texte de Thomas Depryck donne, non sans humour, un éclairage résolument lucide sur la dure réalité du chômage aujourd’hui. Mais tout cela manque un peu d’audace…
Après avoir proposé une version XS pour le festival bruxellois du même nom en 2013, le duo Thomas Depryck (pour le texte) et Antoine Laubin (pour la mise en scène) est en tournée depuis près de deux ans avec une version beaucoup plus longue de la pièce. Trois comédiens s’y partagent le rôle d’un homme qui a délibérément choisi de se mettre en marge du marché du travail, persuadé de remplir un rôle social d’une importance capitale : il est réserviste ! Comme on est réserviste à l’armée : il se tient prêt pour le jour où l’on aura besoin de lui, où un travail fait à sa mesure sera disponible. En effet, selon Depryck, la société actuelle a rendu le travail rare et nécessaire pour garder sous sa coupe les masses de travailleurs, craignant de perdre leur emploi, et celles des chômeurs – les réservistes – qui doivent prouver leur recherche à une administration kafkaïenne et peu compréhensive de l’inconfort dans lequel ils se trouvent.
Les trois acteurs nous offrent la vision d’un homme qui se noie dans son ennui et dans la culpabilité, conséquence de la valeur accordée au travail dans notre société. Le non-travail devient le lieu où la paresse, méprisée, s’installe, mais aussi, avec elle, le sentiment d’inutilité, l’angoisse, la dépression, « la connerie et la consommation de la connerie ». L’ingénieuse idée d’inverser la place de chacun dans la salle de spectacle – les comédiens dans les gradins et le public sur scène ! – montre d’emblée que le propos se veut décalé, en opposition à la doxa ambiante et du côté des méprisés sans-travail.
Et en effet, sans mâcher ses mots et usant d’un langage haut en couleur, Thomas Depryck rend saillantes les absurdités d’un tel système. Certes, nous rions, mais le rire est ici un cri de révolte face à cette réalité triste et désespérante, comme l’est le cri du protagoniste face au contrôleur social quand il clame avec toute la sincérité du monde : « Je n’ai pas besoin d’un travail , j’ai besoin d’un salaire ! »
Mais là où le bât blesse, c’est qu’en vérité le texte ne s’éloigne pas tellement du consensus social qu’il critique. C’est avec enthousiasme qu’on se lance dans l’aventure promise notamment par la scénographie et qu’on écoute les mots fleuris de Depryck nous décrire cette absurde réalité trop souvent absente des débats publics. Critiquer le sacro-saint Travail et ériger la paresse en paradis perdu n’est pas rien et Depryck semble trouver les bons mots pour le faire.
Mais la seconde partie déçoit. Le protagoniste, incarné par les très bons Baptiste Sornin, Angèle Baux et Renaud Van Camp, n’est personne d’autre que vous et moi. Certes, le personnage est touchant et suscite l’empathie mais il n’est ni héros ni anti-héros. Depryck semble quitter le débat au moment où l’on attend une prise de position. Or, l’audace aurait peut-être été là. Faire d’un personnage qui préfère se la couler douce, et qui l’assume, un héraut héroïque du droit à la paresse. À l’image de la scénographie qui, de façon quelque peu abrupte, nous remet à notre place à la moitié du spectacle, le protagoniste reprend sa place dans la société qui l’avait abandonné. Et de spectacle polémique on tombe dans le piège du consensus, suscitant moins la mobilisation et le ralliement que l’attristement et le « dans quel monde vivons-nous ! »
Parler du non-travail, c’est aussi aborder la question de la paresse, et c’est justement le thème abordé par Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeur de droit constitutionnel à l’ULB. Car c’est une des particularités du Réserviste : inviter chaque soir une personnalité différente, issue des sciences humaines, à venir défendre un point de vue particulier sur le non-travail au sein-même du spectacle. À l’issue de la représentation, les spectateurs sont invités à participer à un échange avec l’équipe et l’invité.
L’initiative est à saluer ! Anne-Emmanuelle Bourgaux était là pour partager son inquiétude concernant certaines dérives universitaires : privilégier le nombre de publications des chercheurs plutôt que leur qualité. Elle défend le droit à la « paresse » des chercheurs afin de privilégier la qualité de production plutôt que sa quantité, cette dernière faisant grimper les universités dans les classements internationaux.
Le débat après séance était certes intéressant mais légèrement hors sujet, la question de la valeur accordée au travail ayant presque disparu. D’un texte qui inverse audacieusement des valeurs sociales – la paresse y devient une vertu –, on se retrouve dans un débat qui nie le propos du spectacle. Il se crée de façon presque naturelle entre les intervenants un consensus : la paresse est une vertu quand elle est créatrice, c’est-à-dire productive. Autrement dit, la paresse n’est acceptable socialement que lorsqu’elle est mise au service du travail, ce qui, finalement, n’est pas aussi iconoclaste et « irrévérencieux » qu’annoncé.
Ceci dit, le spectacle aura au moins le mérite d’avoir suscité et proposé une réflexion sur la nécessité d’une meilleure répartition, non des richesses, comme on l’entend toujours, mais surtout du temps de travail, et donc du temps disponible pour le loisir et l’oisiveté, c’est-à-dire une meilleure répartition de la paresse parmi la population. Comme Paul Lafargue l’écrivait déjà en 1883, trois heures de travail quotidien par personne suffisent à assurer les besoins du peuple français.