Le Roi Méduse de Brecht Evens
Amour toxique entre père et fils
Certains livres, dès les premières pages, vous emportent dans un monde où le réel et l’imaginaire se confondent. Le Roi Méduse, le dernier roman graphique de Brecht Evens, fait partie de ces œuvres. Avec son style inimitable, Evens nous plonge dans un univers fascinant et déroutant, où chaque page explose de couleurs et de sensations. Entre onirisme et dystopie, le livre aborde des thématiques profondes avec une finesse remarquable.
« Pour mon père pleinement présent », dédicace Brecht Evens sur la première page du livre. On entrevoit déjà le sujet de cette bande dessinée. On découvre un père présent durant la moitié de l’ouvrage et absent durant la seconde. Une présence cependant chaotique : il est mutique et dépressif suite à la mort de sa femme et n’a ni tendresse ni intérêt pour le petit Arthur. Puer universalis, renommé ainsi par son père, fait alors étalage de ses nombreux talents jusqu’à ce que ses dessins redonnent à son géniteur une raison de parler. Il le décrit comme un enfant prodige qu’il prend sous son aile et lui concocte un programme aux allures de stage de survie mêlant ésotérisme, gastronomie farfelue et chirurgie futuriste. Ce programme très strict ne laisse aucun libre arbitre à cet enfant, sans doute trop heureux de renouer avec son père pour se plaindre, se laissant guider avec une confiance aveugle.
« Mieux vaut ne pas être attrapé vivant par les Dirigeants. Ils s’en prennent sans distinction à petits et grands. Et pour parvenir à leurs fins, ils ont d’innombrables méthodes. »
L’esthétique est audacieuse et colorée, devenue la marque de fabrique de Brecht Evens. Découvert au hasard d’un rayon de bibliothèque avec Les Amateurs, il me tardait de découvrir le dernier opus de celui qui a ressuscité mon intérêt pour le genre. Dans cette BD, on retrouve ses aquarelles vibrantes et ses compositions foisonnantes. Chaque page est une invitation à s’attarder et à explorer son travail dans les moindres détails. Les scènes de nuit sont particulièrement saisissantes, confirmant le talent de l’auteur pour la gestion de la lumière et renforçant ainsi le caractère onirique de l’œuvre.
Un élément intrigant est le visage du père, représenté par un disque vert sans relief. L’auteur ne le nomme pas non plus, sauf grâce à l’alias Pissenlit, donné chez les Alliés, une société secrète s’opposant aux Dirigeants. Cette sobriété se retrouve dans ses vêtements, souvent sans motif, contrairement aux autres protagonistes hauts en couleur. Cette absence de particularité physique semble recherchée par le personnage, désirant se fondre dans le décor, mais peut aussi être une manière pour l’auteur de le déshumaniser, renforçant son caractère inquiétant.
Le travail sur l’identité se retrouve également dans les noms des personnages principaux, notamment le fils. Tantôt Arthur, Puer Universalis, puis Perce-Neige, le jeune garçon change plusieurs fois de prénom. La majorité des personnages semble posséder un alias lié à l’univers végétal, renforçant la nature insaisissable du récit. Les personnages évoluent dans deux mondes distincts : celui des Alliés et celui de la vie quotidienne.
Le monde extérieur est peu détaillé, à part quelques passages où Arthur est à l’école ou encore à travers les récits de son père. Nous n’avons pas d’indice sur la temporalité, la manière dont le père gagne sa vie ou l’endroit où ils font leurs courses. Nous savons seulement que nous sommes en Bretagne, ancrant le récit dans une réalité connue mais en le rendant aussi plus surréaliste.
Une phrase clé du père, « nous voyons ce que nous croyons au lieu de croire ce que nous voyons », ôte le doute sur cette histoire troublante. Puis le personnage charismatique d’Anémone, avec son franc-parler, nous ramène à la réalité : « Tu ferais bien d’apprendre à OBSERVER au lieu de voir ce que tu as envie de voir. » Cette intervention éclaire le lecteur. Sa manière de qualifier les dessins d’Arthur, vus comme des dessins d’enfant, contraste avec le père qui y voyait du génie et un caractère prophétique.
Finalement, ces détails nous mènent à penser qu’il s’agit d’un récit sur un enfant abusé par son père, en proie à ce que l’on imagine être une secte. C’est un chirurgien qui tente des expériences sur lui et sur son fils, lui bourrant le crâne de théories complotistes dans une maison barricadée. Ce constat devient de plus en plus évident au fil du récit.
Il reste difficile de détester totalement ce père, manifestement dérangé. On ne peut ignorer la tendresse qu’il porte à son enfant. Cependant, cet amour toxique a des conséquences néfastes, et Arthur devient aussi paranoïaque que son père, mais aussi violent avec un camarade à qui il casse un doigt. Sommes-nous face à un enfant atteint du syndrome de Stockholm ? La disparition du père concorde ensuite avec le début des soupçons de maltraitance de l’entourage d’Arthur. Le parallèle avec Panthère, où Evens abordait l’abus sexuel d’une enfant par son père via un personnage charismatique et manipulateur, est frappant.
Avec Le Roi Méduse, Brecht Evens signe le début d’une histoire glaçante mais palpitante, à travers un récit de science-fiction mystérieux. Cet album confirme Evens comme l’un des auteurs les plus talentueux et innovants de la bande dessinée contemporaine.