Céline Delbecq nous raconte, dans Le vent souffle sur Erzebeth , une fable à la fois étrange et familière, laide et sublime, qui nous plonge dans un univers glauque et pourtant attrayant.
Un narrateur fait son entrée. Vêtu de rouge sur un fond noir, il nous donne déjà la couleur : Somiyo subit six jours de tempête par mois, six jours durant lesquels la destruction et les accidents mortels frappent le village. L’histoire qui nous occupe traite d’une tempête en particulier, ni plus longue ni plus intense que les autres, mais qui a marqué la mémoire de tous les habitants du village.
Comme si nous avions trouvé un vieux livre dans un coffre oublié, nous avons alors l’impression de tourner les pages poussiéreuses d’une histoire ancienne et secrète. Un narrateur, de la musique, un cœur, une histoire qui relève du mythe… ces éléments relèvent des fables les plus anciennes, d’un théâtre primitif, répondant au besoin que l’homme a d’inventer des mondes imaginaires.
Comme dans tous les bons contes, nous découvrons un personnage à la fois fragile et puissant. Erzebeth fait son entrée, et il suffit de quelques minutes pour que nous soyons déjà pris dans le tourbillon de ses paroles, le rythme de ses émotions, les troubles de son esprit. Mais quelque chose ne correspond pas aux histoires que nous entendions étant petits. Loin des protagonistes pleins de grâce et de vertus, nous sommes ici devant une anti-héroïne, une âme névrosée, touchée par la souffrance, envahie par la peur, considérée comme folle par l’ensemble de la société.
Voici en effet tout l’enjeu d’ Un vent souffle sur Erzebeth . Certes, la façon dont l’histoire est racontée, cette poésie qui englobe le spectacle, nous mène vers un territoire connu, celui des fables qui ont construit notre imaginaire. Cependant, ces éléments se tissent avec d’autres qui sont d’une violence brutale, d’une réalité beaucoup plus noire et sanglante. Nos contes ont toujours été peuplés de monstres, mais ces monstres n’en étaient jamais les protagonistes.
Ici, Céline Delbecq nous invite à suivre un être fracassé par la vie, torturé par sa propre existence. Erzebeth est angoissée par la mort, par la perte de ses proches, par le passage du temps, par le vieillissement. Lors de ces tempêtes, elle est atteinte d’une folie particulière : toutes ces interrogations deviennent de vrais tourments qui, comme le vent, soufflent sur elle et la poussent à commettre des atrocités.
Il y a quelque chose de fantastique et de ténébreux dans ce personnage qui, tout comme le village dans lequel il vit, est habité par une sorte de malédiction, un déchaînement de forces destructives et incontrôlables. Est-ce le vent qui réveille les pulsions d’Erzebeth ? Ne serait-ce pas la jeune femme qui provoque la tempête ? Ou encore : ne seraient-ils pas une seule et même chose ?
Le mystère et la cruauté s’entrelacent quand le texte, la musique et les mouvements s’harmonisent. Une fine frontière se dessine entre poésie et horreur, qui se retrouve aussi dans le jeu des comédiens et dans la mise en scène. Les personnages semblent possédés par une sorte de magie, leurs mouvements ressemblent à une chorégraphie, tantôt féerique, tantôt sinistre. Charlotte Villalonga joue une Erzebeth parcourue de spasmes et déformée par les grimaces, mais ses mouvements semblent toutefois touchés par une poésie rare, comme si son corps dépassait l’humain, tout comme son esprit. Le chœur, personnifiant le reste des habitants de Somiyo, est aussi atteint par ce lyrisme de l’horreur. Il représente la vision que la société peut avoir sur l’être sortant de la norme : tantôt il célèbre la différence, tantôt il la condamne.
Ce mystère dont il est question dans le spectacle est, toutefois, un mystère prévu. Comme l’histoire suit un modèle narratif connu, aucun élément ni développement de la trame n’est vraiment inattendu. Il n’y a donc pas de réel suspense en ce qui concerne le dénouement de la pièce : le spectateur ne se demande pas ce qui va se passer, mais plutôt comment ça va se dérouler. La tension narrative n’est pas perdue, mais diluée, concentrée dans d’autres aspects tels que l’évolution du personnage d’Erzebeth ou encore la révélation progressive du texte. La représentation entre, en fin de compte, dans un cadre déterminé, ce qui rassure d’une certaine façon le spectateur mais qui ne le surprend pas.
Ce spectacle s’inscrit dans cette lignée d’histoires d’horreur et de mystère qui peuplent notre imaginaire. Rien de particulièrement novateur dans le récit de ce village frappé par une malédiction, d’un groupe d’habitants qui entame une chasse aux sorcières, d’un assassin en série habité par la folie.
Mais ce qui rend cette pièce originale est la beauté de cette cruauté, cette sorte d’harmonie entre le sublime et la monstruosité qui caractérisent non seulement la figure d’Erzebeth, mais aussi l’atmosphère.