L’envers de l’usine
Dans Que ta joie demeure , le Québécois Denis Côté explore librement les rituels, les gestes, les visages, les postures, les regards dans divers ateliers et usines : l’infra-ordinaire du monde du travail.
Bruits variés des machines. Lieux nimbés d’une glaciale grisaille. Visages fermés, durs, concentrés. Corps tendus, voûtés, machinaux, massifs, maigres, mécaniques. Ils sont là, dans un silence de mort qui incite à la déférence, à la religiosité. Filmés comme des lieux monacaux, les usines investies par Denis Côté nous présentent leur morne envers, peuplé de chevilles ouvrières impassibles. Seul leurs temps de pause dévoilent parfois une esquisse émotionnelle, fugace mais présente. Ces êtres au comportement robotique s’animent alors et retrouvent un semblant d’humanité.
L’ennui parfois s’immisce en nous, et c’est bien normal ; ces ateliers ne permettent pas la gaudriole. Travailler dur, voilà le mantra. Contredit ici ou là par des affiches traduisant l’amorce d’une fronde, dont on sait qu’elle n’adviendra pas. « Travailler dur n’a jamais tué personne, mais pourquoi prendre le risque ? »
Des instants dilettantes surgissent pourtant, comme des apparitions saugrenues qui viennent pour un temps suspendre la religiosité du moment. Les murs des cellules s’effondrent, laissant entrer timidement la verdure et la luminosité du dehors, auparavant présentées très furtivement à travers le filtre vitré cloisonnant le lieu de travail, terre étrangère et inaccessible s’offrant soudain.
La symphonie poussiéreuse, huileuse et bruyante reprend ensuite son cours immuable, narguant presque ces dizaines de petites mains déshumanisées, les ouvrages montrés revêtant finalement une forme plus humaine encore que ceux chargés de les manipuler, articulations foisonnantes et fascinantes abritant des rouages complexes, matériaux organiques malgré eux, grands ordonnateurs burlesques d’une forme de théâtralité éruptive, de petits miroitements poétiques bienvenus qui viennent confirmer cette ébauche d’ouverture au monde implicitement filmée plus tôt — fable africaine, intonations volontairement artificielles, émerveillement inédit des regards…
Les « mains sales » s’agitent sous les bleus de travail, se plaignent gentiment, implorent, s’expriment, mais tous ces sacro-saints rituels demeureront encore longtemps — ils le savent. Les amas de ferraille, eux, se taisent enfin, cessent de s’ébrouer, et écoutent le petit garçon trop bien habillé jouer du violon.
https://www.youtube.com/watch?v=q37eNOPMBxQ