Soixante ans après la première édition des Américains , le musée de la Photographie de Charleroi expose jusqu’au 20 janvier la série mythique du Suisse Robert Frank. Ses itinérances dans l’Amérique des années 1950 sont aujourd’hui devenues une référence de l’histoire de la photographie
Vingt-sept mille. C’est le nombre de fois que Robert Frank a pressé le déclencheur lors de son périple photographique à travers les États-Unis. D’avril 1955 à juin 1956, Robert Frank, une bourse de la fondation Guggenheim en poche, a arpenté les routes américaines, accompagné de sa femme et de leurs deux enfants. À travers plus de trente États, l’œil d’un prédateur dans le viseur de son Leica, Robert Frank chasse les images.
Le musée de Charleroi expose depuis le 22 septembre une sélection de tirages argentiques et authentifiés par l’artiste issue du célèbre ouvrage les Américains , dont la première édition, réunissant quatre-vingt-trois photographies, est parue en 1958 chez Robert Delpire.
La légende des Américains est née des échecs successifs des premières éditions du livre. Considéré comme antipatriotique par la presse, subversif et incontournable pour les photographes de l’époque, l’ouvrage témoigne d’une réalité sociale sur laquelle les magazines illustrés préféraient fermer les yeux : l’Amérique de Rosa Parks qui en décembre 1955, refusait de céder sa place dans un bus d’Alabama.
En noir et blanc, avec des cadrages dynamiques, le photographe suisse évince trash et misérabilisme et dépeint un peuple mélancolique entourés de juke-box esseulés et de bannières étoilées explorant la street photography et la photographie vernaculaire. Grâce à la discrétion de son Leica, Frank glisse tel une anguille entre ses sujets : il immortalise les fumeurs sur le parking à la sortie d’un enterrement en Caroline du Sud. « En rangs serrés les rocs du Petit Missouri hantent les badlands, roulis dur de campagne sèche noire sous la lune avec des reflets de culs de vaches, les poteaux édentent le temps, pointillant l’immensité, le passager cinglé de la voiture solitaire rue son ardente insignifiance à plaques minéralogiques dans la vaste promesse de la vie », peut-on lire dans la préface rédigée par le Canadien Jack Kerouac, auteur du culte Sur la route et pilier de la Beat Generation. Qui de mieux qu’un écrivain du récit initiatique pour introduire un road trip photographique :
Je ne pensais pas qu’on pouvait prendre en photo des choses que les mots décriraient encore beaucoup moins bien, dans leur intégrale splendeur de visible.
Kerouac est dithyrambique, plaçant Frank au rang de héros, « parmi les poètes tragiques de ce monde ».
Les images de Robert Frank, autrefois décriées, sont aujourd’hui de précieuses archives documentant le quotidien peu reluisant de la vraie Amérique. Les Américains , aujourd’hui au centre d’un conflit d’éditeurs, est un classique incontournable dont on ne se lassera pas de sitôt. Comme le conclut Kerouac dans la préface : Robert Frank « a su tirer du cœur de l’Amérique un vrai poème de tristesse et le mettre en pellicule ».