critique &
création culturelle

Les artistes déplient l’histoire

Comment les documents d’archives façonnent-ils notre imaginaire ? Quelle vision du monde transparait derrière ces modes d’organisation et de conservation de l’information ? De quelles façons les artistes contemporains se réapproprient-ils un matériau dont l’examen est habituellement dévolu aux historiens ? C’est à cet ensemble de questions, et à bien d’autres, que l’exposition qui s’est ouverte le 25 avril dernier à L’iselp entend répondre.

Archives/déplier l’histoire présente un large éventail de documents et de créations artistiques — sons, vidéos, photos, objets, installations — dont le point commun est de se confronter aux traces laissées par l’histoire. Le document d’archive, résultat d’un processus par lequel un événement ou un fait est enregistré puis classé et stocké à des fins de conservation, est ici largement déconstruit. « Déplier l’histoire », c’est en fin de compte revenir sur des épisodes marquants, souvent douloureux, pour en proposer une vision alternative, emprunter des directions inattendues. Sorties de leur contexte, retouchées, intégrées à une autre œuvre, à un autre discours, voire même à une fiction, les archives sont l’objet d’une sorte de détournement artistique qui les atteint à des degrés divers.

Parmi l’ensemble des créations exposées, les œuvres audiovisuelles sont les plus remarquables. Des extraits de films de Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini, Chris Marker ou encore Alain Resnais sont présentés et montrent comment les cinéastes utilisent la documentation historique. Mais se sont surtout les vidéos de Deimantas Narkevicius, Wil Mathijs et Stefanos Tsivopoulos, dont les partis pris sont très différents, qui se signalent par leur intérêt.

La tête de Karl Marx

Avec The Head (2007), Deimantas Narkevicius propose un film documentaire d’une douzaine de minutes qui décrit la conception par le sculpteur Lev Kerbel, dans l’ex-RDA, d’un monument gigantesque à la gloire de Karl Marx. Monté à partir d’archives de la télévision officielle, le film retrace les étapes qui rythment la construction de l’œuvre, de l’artiste au travail dans son atelier, les mains directement aux prises avec la matière, à l’assemblage final par une équipe d’ouvriers. Parallèlement, d’autres séquences sont introduites et illustrent le mérite du mode vie socialiste, sa simplicité et la gaieté qui l’entoure.

C’est ainsi que se succèdent à l’écran des enfants qui jouent dans l’herbe, des promeneurs souriants, des jeunes gens les pieds dans l’eau avec une cigarette au bord des lèvres. L’instant d’après, l’immense tête grise de Karl Marx apparaît, avec ses sept mètres de haut, son allure massive, ses formes cubiques creusées d’ombres, son regard sévère que surmontent d’épais sourcils. Le contraste est saisissant et offre le témoignage d’un modèle de société et d’une époque révolus, mais aussi d’une idéologie véhiculée par une forme d’art officiel et des médias de propagande. Installée à Chemnitz en 1971, la sculpture y trône toujours. Les habitants la surnomment depuis das Nischel , la tête.

Le Congo belge

Plus expérimental, Belgian Journey (2006) prend la forme d’un court-métrage tiré d’un film amateur. Pour réaliser cette œuvre, Wil Mathijs a récupéré un film de son grand-père, tourné au Congo belge, sur lequel il est ensuite intervenu : l’image est brouillée, traversée de soubresauts et de petites lignes mobiles, parfois ralentie, parfois accélérée. La caméra s’attarde sur des fragments de la vie quotidienne, comme la descente du fleuve le long de rives hérissées d’arbres, des scènes de chasse et de dépeçage, des Occidentaux en bras de chemise, des Congolais au milieu d’une plantation… Des motifs récurrents ponctuent la vidéo, et l’atmosphère, d’un gris bleuté, est légèrement poisseuse. Un sentiment qu’accentue la bande sonore, composée de grésillements et d’altérations, de tonalités étranges qui se signalent par leur caractère métallique.

Il est certain que l’œuvre de Wil Mathijs recouvre une dimension politique, liée à l’histoire coloniale et à l’imaginaire douloureux qu’elle convoque, mais sa valeur esthétique ne doit pas être évacuée pour autant. Le document d’archive est retravaillé de telle sorte qu’il produit une véritable expérience visuelle et sonore, qu’il ouvre un horizon de sensations inhabituelles.

Mise en fiction

Dans son utilisation de l’archive, Stefanos Tsivopoulos explore une autre voie : celle de la mise en fiction. Amnesialand (2010) présente d’abord une série de diapositives projetées sur un mur qui renvoient aux modes de vie de la bourgeoisie du début du XXe siècle, que l’exploitation minière dans le Sud de l’Espagne a enrichie. Puis l’œuvre dévoile en quelque sorte l’envers de la médaille, à travers une vidéo qui montre des paysages dévastés, des édifices en ruine, des cours d’eau pollués, des cratères démesurés. À partir de ces images, un récit fictif rend compte d’une catastrophe. Il y est question d’un « évènement », qui marque l’origine d’une tragédie dont les contours demeurent obscurs. Une forme d’amnésie générale frappe la population : la mémoire collective a été effacée.

Stefanos Tsivopoulos met l’archive au service d’une fiction post-apocalyptique, qui témoigne en même temps des conséquences néfastes de l’industrialisation sur l’environnement. Le détour par la fiction rappelle non seulement le rôle primordial de l’archive dans la préservation de la mémoire, mais aussi le rapport qu’elle entretient forcément avec une certaine écriture des évènements. Car déplier l’histoire, c’est également la mettre en récit, la raconter. En quelque sorte, la réinventer.

À voir à L’iselp , du 26 avril au 28 juin.

Même rédacteur·ice :

Archives/déplier l’histoire
À L’iselp du 26 avril au 28 juin 2014
Artistes : André Adeline, Mathieu Kleyebe Abonnenc, Gintaras Didziapetris, Établissements Decoux, Wil Mathijs, Deimantas Narkevicius, Anne Penders, Jasper Rigole, José Alejandro Restrepo, Pedro G. Romero, Stefanos Tsivopoulos.