Les Chatouilles ou la danse de la colère
Véritable succès au festival Off d’Avignon, les Chatouilles était présenté au Théâtre de Poche du 13 octobre au 31 octobre 2015. Mis en scène par Eric Métayer et avec l’auteure Andréa Bescond, la pièce constitue un exercice de funambulisme saisissant.
Odette est une enfant de huit ans pleine de vie. Lors d’une journée d’apparence banale, Gilbert, un ami de la famille, l’invite à jouer aux « chatouilles » dans la salle de bains. La jeune fille, dont l’âge évoque la confiance aveugle en la figure de l’adulte, ne se méfie pas et suit l’homme dans ce qu’elle pense être un simple jeu. Malheureusement pour la fillette, les « chatouilles » sont synonymes de l’amour invasif et répréhensible de Gilbert. C’est à partir de cet événement que nous allons assister au déroulement de la jeunesse d’Odette, entre comportements excessifs et désillusions, le tout animé par la passion de la danse.
« Elle est banale mon histoire. » Cette phrase bouleversante d’une Odette plus âgée résonne en filigrane tout au long de la pièce. Si nous sommes pris aux tripes par la singularité du parcours de la jeune fille et de son histoire, Andréa Bescond nous rappelle ici que la fiction se fait l’écho d’une réalité trop souvent éprouvée.
Malgré un sujet difficile à aborder, tant le danger de tomber dans un pathos vulgaire est présent, l’auteure de ce récit parvient, dans un numéro d’équilibriste remarquable, à osciller entre des moments d’émotions véritables et de rires francs, quand ceux-ci ne se mélangent pas pour donner des instants où le spectateur est pris d’un sourire sur lequel vient s’échouer quelques larmes.
Dans une mise en scène sobre mais intelligente d’Éric Métayer (une chaise, quelques accessoires et surtout une science de l’occupation de l’espace scénique par le mouvement), Andréa Bescond incarne seule, avec une aisance déconcertante, les personnages qui habitent l’histoire de la fillette. L’idée d’ancrer le temps présent de la pièce dans une consultation chez le psy, avec Odette et sa mère, permet à la comédienne d’égrainer le récit sous forme de souvenirs. Elle joue ainsi sur le caractère stéréotypé des personnages, le jeune de banlieue, le policier marseillais, sans que cela ne fasse grimacer, tout en les tournant, la plupart du temps, en dérision. Andréa Bescond joue même avec le procédé en faisant prendre conscience aux personnages qu’ils sont dans un souvenir et que par conséquent, leur histoire est déjà établie, ce qui donne des situations à la fois loufoques, drôles et touchantes. Elle va même jusqu’à interférer dans ses propres souvenirs, la plupart du temps en changeant juste la tonalité de sa voix, afin de se confronter à son soi du passé, dans une tentative qui constitue l’un des nœuds dramatiques de la pièce : la réconciliation. Car au final, c’est ce que recherche l’Odette adulte, une façon d’accepter l’enfant naïve qu’elle a été.
Cependant, ce qui constitue le véritable tour de force de la pièce est sans nul doute la prégnance de la danse pour exprimer les différents états intérieurs d’Odette. Que cela soit pour extérioriser ou pour s’exprimer, celle-ci vaut mieux que tous les mots du monde, elle traduit dans un langage universel la plus singulière des souffrances. Le corps constitue à la fois la prison dans laquelle on se débat et l’outil qui permet d’en sortir. Le moment de grâce est atteint lors du souvenir du procès au cours duquel, au lieu de décrire l’acte de Gilbert, Odette s’exprime corporellement dans une gestuelle qui étreint le cœur du spectateur d’une poigne glacée.
Les Chatouilles est donc une expérience où le corps constitue le fond et la forme du récit : sur scène se débat une physicalité qui tente de négocier son expérience traumatique par le biais de mouvements, tantôt libérateurs, tantôt emprisonnants. On reste impressionné par tout ce qu’Andréa Bescond parvient à nous dire avec un geste.
Bryan Schatteman