Les hivers de Hong Sang-soo
Grand coloriste de l’été (les oranges de In Another Country , les bleus parisiens de Night and Day , les ocres cannois et cézanniens de La Caméra de Claire ), le cinéaste Hong Sang-soo est aussi le maître des tonalités hivernales.
Les ruelles du quartier de Bukchon de The Day He Arrives (2011) qu’arpentaient dix ans plus tôt les personnages de La Vierge Mise à Nu par ses Prétendants (2001) ou des intérieurs du récent Hotel By the River ne peuvent manquer d’évoquer les gris sobres et encouverclés de Ma Nuit Chez Maud, peints par Nestor Almendros . Il est bon, à l’heure où les températures montent, de retourner sonder cette météo si révélatrice chez lui des stases et vibrations des êtres.
Dans son dernier film en date, Hotel By the River (tourné en janvier 2018, inédit en salles), un vieux poète sur le déclin est visité par ses deux fils alors qu’il est en villégiature dans un petit hôtel au bord de la rivière Han 1 . La rivière à l’arrière-plan parait toujours gelée : une immense surface blanche s’étend derrière les personnages. Cela pourrait dire que tout est à écrire. Quelle fiction possible alors ? Ou bien sommes-nous dans l’après, quand il n’y a plus rien à raconter ? Le film va flotter entre ces deux temps, ces deux pôles, ces deux possibles ; entre un duo féminin en rémission sentimentale et un trio masculin en panne d’héritage symbolique. Et au milieu ne coule plus une rivière, comme une page immaculée n’attendant plus rien comme geste créateur. Le poète bloque, n’écrit plus une ligne, s’en accommode fort bien. Peut-être est-il venu là pour mourir. C’est l’hypothèse du plus jeune fils. Les tonalités de gris se distribuent autour des deux tables du restaurant de l’hôtel et ses fauteuils cossus. Même le verre des tables reflète cette blancheur qui ne dit plus rien sinon qu’il n’y a plus rien à dire. Les films d’hivers de Hong nous donnent l’occasion de relire quelques lignes d’un de nos plus grands poètes, François Jacqmin , et de son Livre de la neige :
Chez l’auteur de Hahaha , prodigieux inventeur de temps particuliers, tout tient au dosage, qui fait verser un ton dans son envers : il y a toujours trop de grotesque dans ses drames, toujours un vertige sarcastique dans ses comédies. Les personnages pleurent et on ricane (la longue confession alcoolisée des anciens amants au début de The Day He Arrives ). À l’inverse, ils éclatent de rire et nous sommes glacés par leur cynisme ( The Day After ou les étudiants de Nobody’s Daughter Haewon ).
Vers le milieu du film, alors qu’un récit rechigne à vouloir dépasser ces états de fait, s’opère pourtant un geste qui pourrait être de l’ordre du relai, de la liaison. Une scène étrange et suspendue comme Hong en a tracé des dizaines avec juste quelques postures curieuses. L’écrivain est remonté dans sa chambre avec le désir de faire un cadeau à ses fils, mais tout ce qu’il y a trouvé, ce sont deux peluches enfantines glanées dans une fête foraine. Il hésite à redescendre, devinant la réaction de ses enfants et le ridicule de son cadeau (le grotesque est dans le drame comme le ver dans le fruit). Il stagne sur le palier. Il y a là le confort moderne, aseptisé et anonyme de l’hôtel, et l’homme qui marche à pas feutrés, une peluche dans chaque main, sur la moquette tandis qu’une ritournelle faussement limpide rend ses pas légers. La scène le montre comme magnétisé par la porte de la chambre des deux jeunes femmes qu’il vient de rencontrer. Il rôde dans le couloir à pas mesurés, mais pas comme un prédateur (il est bien trop las de vivre) ni comme un voyeur (il ne s’abandonne à aucune pulsion) : il veut juste être près d’elles un instant, communier. Il se fixe devant la porte et Hong coupe sur un raccord regard totalement imaginaire, purement fantasmatique. Un franchissement de porte comme le passage du seuil de l’imaginaire. Les deux femmes sont au lit, blotties l’une contre l’autre, les yeux fermés. Qui rêve de qui ? Entre homme et femmes tout pourrait bien se renverser.
La douceur des gris laiteux, des blancs caillés enserrent l’oeil d’un doux poison somnambulique : c’est le blanc de la manche du pull de l’une ( Kim Min-hee ) et le gris doux de la drôle de feutrine portée par l’autre ( Seon Song-mi 2 ), sur un fond de drap blanc et ce curieux nom d’hôtel brodé sur le coussin : « Hotel Heimat ». C’est bien de maison, de lieu à s’approprier qu’il s’agit. Mais le seul territoire vivable pourrait être celui du rêve, ou de la rêverie, de la douce hallucination spectatorielle. Soudain la première se lève, la caméra est contrainte de reculer et dévoiler la source unique de lumière de la scène : une baie vitrée surexposée, dont le blanc aveuglant ne laisse deviner que quelques taches claires, peut-être un arbre. Kim Min-hee propose soudain qu’elles trinquent au vin blanc, puis se dirige vers la fenêtre avec un mouvement très étonnant (elle plie le dos en deux, comme si elle s’inclinait face à la nature, ou voulait rester discrète). Elle admire un nid de pies, son amie la rejoint à la fenêtre. « C’est si impressionnant. Construire une maison dans ce froid . » Mais les cris d’oiseau sont redoublés par un cri plus rauque, plus mat : un fils cherche désespérément son père et hèle son nom à la ronde. Le toujours burlesque Yu Jun-sang 3 s’époumone et les filles font des fictions : « Peut-être que son père est fou ? » suggère l’une, « C’est un fils dévoué on dirait . » L’amie l’invite à s’allonger de nouveau. L’autre s’exécute avec un air enfantin de sa petite voix de moineau : « On reste couchées toute la journée ! ». Dehors, les pies jacassent, le fils s’égosille. Les femmes, serrées corps contre corps dans une position exactement identique à celle du début de séquence, sont secouées d’un rire commun. Le plan a duré six minutes et quatorze secondes : fidèle à son principe d’enregistrement et de restitution de temps inédits, à la fois bloqués dans un entre-deux moral et fabulatoire, Hong n’a pas coupé.
De la pure contemplation de la nature, on est passé au voyeurisme. De ce voyeurisme, qui redouble malicieusement le nôtre (nous avons littéralement franchi la porte de la chambre des filles pour les surprendre dans leur sommeil), on est retourné à la stase originelle. Il n’y aura pas d’histoire, juste des miettes d’un réel rendu dans sa glorieuse trivialité. Mais ce faisant, et mutatis mutandis , la pulsion scopique s’est déplacée : on l’attendait du côté de l’homme, c’est chez les femmes, dans leur attente d’un rien absolu, qu’elle ressurgit. La mélancolie déflationniste des hommes rend le pouvoir aux femmes de mater, de rêver, voire de vampiriser la vie des autres. Et le pouvoir aussi de ne rien en faire, de retourner dans un quant-à-soi qui témoigne que par delà de l’amour, il y a toujours la tendresse. Car qu’est-ce qui relie ces deux femmes et ce vieux poète qui ne se croiseront véritablement que deux fois ? Rien, sinon un grésillement ténu, un frottement d’affects. Les femmes se lovent l’une contre l’autre pour dormir en plein jour ; les hommes s’écharpent verbalement dans une sorte de relecture de la morale de la parabole du Fils Prodigue . Tout le monde finira, comme d’habitude, dans un petit bar interlope mort bourré au soju. Bref, comme toujours chez Hong , « les femmes sont amoureuses et les hommes sont solitaires » et « ils se volent mutuellement la solitude et l’amour ».
On le découvrira plus tard dans le film, mais la nature du réel est hautement problématique chez Hong Sang-soo – peut-être le seul cinéaste légitimement héritier de Buñuel aujourd’hui. Chaque scène est frappée du sceau de la suspicion. L’évidence y est un problème, pas une évidence. Ce qui parait se dérouler dans une grande limpidité du découpage n’est que chausse-trappes de l’imaginaire, pièges du cauchemar, voire antichambre d’un suicide sans cesse différé et qui pourrait trouver à se loger dans chaque coupe du montage. Jamais Hong ne s’est frotté si directement à la question de la ligne de démarcation entre vie et mort, jamais n’a-t-il abordé sa propre vieillesse et sa peur de perdre celle qu’il aime (sa muse Kim Min-hee , de vingt-deux ans plus jeune). Ce qui bouleverse ici est tout simple : la peur de perdre l’être aimé est ici la peur de perdre la capacité de faire du cinéma. « Kim Min-hee est déjà sublime ; vais-je pouvoir la sublimer ? » se demande en somme le créateur. Or la sublimation est un processus essentiel pour les artistes, qui alimente non seulement leurs oeuvres, mais, par réfraction, leur vie. Et quand la seconde nourrit la première, un nouveau circuit s’est formé, il n’y a plus qu’à l’enregistrer avec la confiance et la patience d’un artisan trimbalant sa petite cosmogonie portative pour la réchauffer dans le long noir des nuits d’hivers.
Par une coïncidence toute contemporaine, il se trouve que les deux plus grands cinéastes actuellement en activité, Philippe Garrel ( La Jalousie, L’Ombre Des Femmes et L’Amant d’un Jour , trilogie au fusain hantée par la solitude et le suicide) et Hong Sang-soo , ne parlent plus que de ça. Les deux tournent en noir et blanc des histoires d’aujourd’hui. Chez l’un comme chez l’autre, la matière autobiographique est indissociable d’un romanesque soigneusement dissimulé derrière leur amour des actrices. Garrel déclarait déjà à ce sujet en 1979 :
Et pour cause : le cinéma consume l’amour, mais il faut bien que l’amour se consume de toutes façons. Alors le geste le plus violent, alors le geste le plus tendre, n’est-il pas de braquer la caméra sur celle qu’on aime et enregistrer un peu de sa présence ?
Et pour la première fois en vingt trois ans de cinéma et autant de films, la caméra de Hong Sang-soo est portée et non sur pied. Cela pourrait sembler anodin. Mais c’est un événement comparable à l’échelle hongienne à l’irruption du zoom au premier plan de Conte de Cinéma qui avait tant fait couler d’encre critique dès le Festival de Cannes 2005. Ce flottement, cette incertitude qu’il y a à vivre, se retrouve donc désormais aussi dans la présence renforcée de cet imperceptible tremblement qui nous assigne une position de témoin, une présence plus franche et directe de regardeur. Il va falloir se coltiner cette solitude et ce désarroi, aller au bout de ce récit qui refusait de commencer et qui maintenant rechigne à conclure. Dans Le Pouvoir de la Province de Kangwon (1998), le personnage partait en vacances et demandait à sa secrétaire de nourrir ses deux poissons rouges. Quand il en revenait, il se penchait sur le bocal et constatait qu’il n’y avait plus qu’un poisson. Qu’est-ce qu’il y avait à en dire ? Rien apparemment, puisque c’était le dernier plan du film. Rien, sinon qu’avant ils étaient deux et maintenant un. Le réel nous échappe, il est idiot. Chez Hong Sang-soo, c’est le cours du monde lui-même qui est frappé d’idiotie, au sens qu’en rappelait Jacques Aumont 4 . Et ce monde veut dire son idiotie : l’inutilité scénaristique de ces détails est un principe d’incertitude. La neige est son horizon. L’hiver est sa saison, toujours, même au milieu de l’été.