Les rencontres de la photographie d’Arles
J’aimerais raconter un voyage. Un voyage à Arles. Un voyage dans les rues, un voyage dans la photographie. Comme tous les voyages, quelques souvenirs se sont effacés, d’autres sont imprimés, peut-être pour toujours. Les contours de certains m’apparaissent très nettement, d’autres commencent à s’évaporer. Les odeurs, les couleurs, les formes se mêlent, et seul reste un souvenir mélangé, dans lequel il est possible de se promener. Et justement, l’envie me prend soudain de me perdre dans mon souvenir…
Un grand boulevard, des arbres. J’ouvre une fenêtre, la chaleur s’engouffre et le vent me chatouille l’oreille. Quelques pas puis un cheval, une tasse de thé et un cochon couleur pastel. Ils tournent. Je tourne. Une rue, un glacier, une place, un glacier (j’ai très envie d’une glace). Puis une fontaine et une église. Il y a des gens. Ça fait longtemps que je n’ai plus vu autant de gens. Ce n’est pourtant pas une foule. Ce sont plutôt des groupes de gens, aux nez pointés soit vers le haut, soit vers le bas – au choix. Je marche vite mais je préfèrerais m’arrêter (et manger une glace). Des pavés, une ruelle, une odeur de poubelle, une clé compliquée, des escaliers (raides), du crépi (pourri), et puis des poutres en bois sombres et un canapé. Ah, un canapé. Souffler.
Puis c’est reparti : crépi, escalier, clé, odeur, ruelle, fontaine. Et ensuite se laisser porter, se perdre entre les pavés, les pierres, les plantes, les volets, entre les rectangles, les carrés, les ombres, les triangles. Toutes ces matières et objets qui construisent ensemble des formes abstraites et délicates, qui nous entourent toujours, comme attendant qu’on les remarque 1 . Et puis il y a du beige, du jaune, du blanc, du vert, du bleu. Retour aux pavés, à la ruelle, aux odeurs. Et je découvre des carrés bleus, des rectangles jaunes, des formes géométriques noires et blanches répétées inlassablement 2 . Du noir et du blanc, des carrés, des toits : des corps qui dansent en noir et blanc sur des toits carrés 3 .
Se perdre encore un peu. Marcher, marcher, puis avoir faim. Entre deux ruelles, tomber sur une place. Parfois, la place est calme : l’ombre des arbres sert de refuge à la chaleur. Parfois, elle est bondée, animée par des musicien·nes, par le va-et-vient incessant des livreur·euses, des serveur·euses, des client·es enivré·es. Se mêlent les parasols, les chaises, les pigeons, les odeurs de plats mijotés, les cris et les rires. Près du cheval, de la tasse à thé et du cochon couleur pastel, on peut également tomber sur un marché, où les produits s’amoncèlent dans un équilibre aussi menaçant qu’impressionnant 4 . Il s’agit ici de se perdre entre les lieux, les sons, les odeurs et les objets, dans l’espoir de se retrouver, s’asseoir, souffler.
Alors seulement, je me sens me tasser, me détendre, transpirer, glisser. Regarder les gens qui passent. Les observer sans les toiser. Me perdre en rêveries. Imaginer leurs vies. Il y a beaucoup de femmes : des femmes avec des poils, des femmes dont on voit les tétons, des femmes qui montrent leur sexe, des femmes avec des robes cintrées à la taille, des femmes portant du rouge à lèvre très rouge, des femmes avec des chapeaux, des femmes sans cheveux, des femmes aux coiffures élaborées 5 . Il y a des hommes aussi. Des hommes maquillés, des hommes qui portent des jupes, des hommes qui portent des talons. Des hommes qui s’enlacent, qui se déhanchent en pantalon moulant devant le coucher du soleil. Et puis il y a toustes celleux qui ne sont ni des hommes ni des femmes, qui sont parfois l’un et parfois l’autre, ou les deux à la fois 6 .
Repartir. Continuer. Prendre la route. S’évader. À la densité des maisons se substitue peu à peu le vide de la route. Il fait chaud, étouffant, et soudainement frais, froid, mammatus, il pleut, et finalement le sol est enneigé. Sous la neige, on voit davantage d’où on part que là où l’on arrive 7 . Et puis de nouveau la sécheresse, le soleil écrasant. Arrêt. Quelques pas. Monter des marches. Monter des marches sous la chaleur. Boire de l’eau et continuer à avoir soif. Il y a des pierres, des arcs, des passages, des trous dans la roche. Et puis la récompense d’être arrivée en haut. La vue. Une pointe qui brille, surtout quand il y a du soleil. Et deux hommes, deux motards qui brillent, surtout quand il y a du soleil. Des motards rutilants. Ils doivent avoir chaud. Eux aussi pourraient porter des jupes 8 .
Redescendre les marches, repasser sur les pierres. À côté des pierres, se trouve une forêt. Une forêt rose délavée. Elle a également des reflets bleus, gris et oranges. Une partie est cachée derrière des volets, je décide de les ouvrir. C’est beau, mais triste. Les couleurs commencent déjà à s’effacer 9 . Et la forêt brûle. Enfin, est-ce que ce sont vraiment les arbres qui brûlent ? Est-ce vraiment de l’eau qui coule, des oiseaux qui chantent, y a-t-il vraiment une île 10 ? Est-ce vraiment une fleur que j’aperçois plus loin 11 ?
Dans le doute, mieux vaut ne pas s’attarder. D’ailleurs il est temps de rentrer, prendre la route du retour. La route vers le connu, le rassurant. Retrouver ces objets qui nous entourent, nous réconfortent, nous racontent 12 . Retrouver la chaleur d’un intérieur où l’on ne fait plus qu’un avec le canapé 13 , où les regards extérieurs n’existent plus, où l’on est soi-même 14 . Cet endroit où l’on retrouve avec mélancolie les courbes délicates d’une bouche dans le miroir 15 , d’un cheveu dans le lavabo 16 . Bref cet endroit où l’on retrouve la beauté de tous les jours, la poésie du quotidien, la sécurité de ce que l’on connait. Quel voyage ! Et quel bonheur, pourtant, de rentrer chez soi !