Les réseaux sociaux de lecteurs :
Babelio, Booknode, Critiques libres, Sens critique... Comment ces nouveaux réseaux sociaux modifient-ils la communication autour du livre, les échanges entre lecteurs, la formulation et la circulation du jugement littéraire ?
Cela fait quelques années maintenant que les réseaux sociaux de lecteurs réactivent la pratique des clubs de lecture sur internet. Babelio, Booknode, Critiques libres, Coin BD, Entrée livre, Lecteurs, Lecture Academy, Libfly, Librarything, Livraddict, MyBoox, Pause Lecture, Sens critique, Viabooks et leurs multiples déclinaisons, constituent des espaces de communication en ligne dédiés au livre et à la lecture. Leur point commun est de proposer aux internautes des outils pour partager autour de leurs expériences de lecture, mais aussi pour s’informer et découvrir des auteurs et des livres.
Leur montée en puissance n’est pas sans susciter l’intérêt des professionnels, attirés par leur dimension prescriptive et leur potentiel promotionnel. Innovations marketing ou réels lieux d’échange et de partage, que sont réellement ces réseaux ? Éléments de réponse.
La place du lectorat
Au sein de ces sites web, un large éventail de fonctionnalités est mis à la disposition des lecteurs. Grâce à eux, chacun peut se créer un profil, construire sa propre bibliothèque virtuelle, échanger avec les autres membres du réseau, donner son avis sur des ouvrages ou encore partager toutes sortes de contenus (citations, tags, fiches bibliographiques, vidéos, etc.). Très complets, ces dispositifs de critique et d’échange littéraires en ligne rencontrent un important succès depuis la fin des années 2000, certains sites francophones revendiquant plusieurs dizaines de milliers de membres. De nouveaux réseaux de lecteurs sont régulièrement lancés sur le marché et investissent parfois des supports de lecture numérique (Reading Life, Kindle Social Network). Beaucoup d’entre eux se signalent par leur dimension généraliste, tandis que d’autres sont spécialisés dans un domaine, comme la bande dessinée ou la littérature jeunes adultes.
Par rapport aux techniques de communication traditionnelles, il semble que ces réseaux marquent une sorte de rupture. Désormais, le lecteur dispose d’outils d’expression et de capacités de prescription dont la visibilité est assurée sur internet. Mis en réseau, il se met à produire une parole publique, à faire circuler de l’information, à recommander des contenus en ligne. Plus que jamais, une place de premier plan est aménagée pour lui dans la chaîne du livre.
L’organisation de la prescription
L’organisation de la prescription constitue le cœur de fonctionnement des réseaux de lecteurs et de leur succès. On le sait, sur ces sites, les internautes produisent l’essentiel du contenu et le réactualisent constamment. Pour l’éditeur de réseau, il est donc primordial d’alimenter cette dynamique participative, de proposer un cadre d’expression qui encourage les vocations. « Partagez », « Explorez », « Discutez », peut-on lire sur les pages d’accueil des sites web – autant de slogans qui indiquent, sur le mode impératif, la manière avec laquelle il convient de se comporter.
Le lecteur est donc invité à signaler ses préférences littéraires, à rédiger des critiques, à établir des évaluations. Chacune de ses actions est systématiquement rapportée à ses contacts sur le site par le biais d’un fil d’actualités. De cette façon est notifié à son entourage le fait qu’il a apprécié (ou non) tel ou tel livre, tel ou tel auteur. La mise en visibilité des pratiques de lecture conduit à valoriser la consommation culturelle, tout en stimulant la participation : face au flux d’informations qui circulent, chacun est encouragé à faire part de ses réactions, à commenter, à contribuer à son tour.
Cette dynamique est renforcée par des outils logiciels dont le degré de perfectionnement varie énormément selon les sites. À partir des préférences littéraires indiquées par l’internaute, des moteurs de recommandation lui proposent des ouvrages susceptibles de lui plaire, ou lui suggèrent d’ajouter comme « amis » des lecteurs aux goûts littéraires proches, avec lesquels il pourra éventuellement échanger. La prescription de la consommation se double ici d’une prescription de la participation. Autrement dit, l’internaute est tout à la fois amené à découvrir des livres puis à en parler en ligne, l’une et l’autre activité étant susceptible de s’alimenter mutuellement.
L’industrialisation du jugement littéraire
Dans un contexte où l’offre de livres est particulièrement vaste et diversifiée, la prescription littéraire constitue une fonction économique à part entière. En agrégeant à grande échelle des avis sur des livres, les réseaux de lecteurs produisent un point de vue collectif qui peut influencer le choix des internautes qui les fréquentent. D’où la volonté, du côté des professionnels du livre, de se positionner sur ce nouveau média.
Certains réseaux sont la propriété de maisons d’édition (Hachette, Editis), de chaînes de librairies (Decitre, Chapitre), ou d’autres sociétés qui se positionnent sur le marché du livre par les technologies numériques (Kobo, Amazon, Orange, Archimed). Les réseaux de lecteurs constituent pour ces entreprises des supports d’activités complémentaires, qui soutiennent leur activité commerciale principale. En rapprochant la prescription numérique de l’offre marchande qu’elles proposent, il s’agit de se positionner à un échelon supplémentaire de la chaîne de valeur et de consolider leur pouvoir de marché.
D’autres réseaux, en revanche, sont issus du web collaboratif. Si plusieurs structures amateurs existent (Critiques libres, L’Agora des livres, Livraddict, etc.), ce sont surtout quelques start-ups qui attirent aujourd’hui l’attention, en particulier Babelio, Booknode, Sens critique et BdGest/Bedetheque. Faisant valoir une expertise de la prescription sur internet, ces entreprises développent des modèles d’affaires originaux. Leurs activités sont susceptibles d’être financées par une offre de services destinés aux éditeurs (espaces publicitaires, services de presse auprès des internautes, annonces ciblées), aux bibliothèques (enrichissement de leurs catalogues informatisés avec les contenus produits sur le réseau), aux librairies (enrichissement de leurs plateformes de vente, système d’affiliation grâce auquel une commission est obtenue sur les achats effectuées par l’internaute après qu’il ait rebondi depuis le réseau social vers un site d’e-commerce), et aux lecteurs (abonnements, comptes premium). Leur position d’intermédiaire leur permet de s’adresser en même temps à deux types d’acteurs qui sont mis en relation : les lecteurs à la recherche d’informations et d’outils de partage, et les professionnels du livre qui développent des stratégies pour capter leur attention.
D’une certaine façon, les réseaux sociaux de lecteurs reposent sur une industrialisation du jugement littéraire : produit à grande échelle, celui-ci autorise le déploiement de logiques de valorisation économique et accompagne le développement des marchés culturels en ligne. La coexistence, sur un même secteur d’activité, d’entreprises historiques du monde du livre et de nouveaux entrants, est symptomatique des évolutions qui affectent les schémas traditionnels à l’heure du numérique. Si beaucoup d’initiatives relèvent encore de l’expérimentation commerciale et du tâtonnement stratégique, une chose paraît acquise : de nouveaux rapports de force se dessinent, à cheval entre le monde du livre et la sphère du web, entre pratiques professionnelles et pratiques amateurs.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 395.