Les souliers de la dispute
Ce samedi 28 novembre au Théâtre Varia, les compagnies Les Nuits claires et Agnello ont mêlé rire et frayeur avec leur adaptation du conte d’Andersen Souliers rouges , dans une atmosphère complice où se sont retrouvés parents et enfants.
« Vous a-t-on déjà raconté le récit des souliers rouges ? » nous demande un malicieux personnage tout vêtu d’ocre, de grenat et de vermeil, après s’être présenté comme le fier successeur d’Andersen. « Noooonn », éclatent les voix pleines de sourires des jeunes spectateurs. Le joyeux personnage nous résume la trame qui va nous être dévoilée :
C’est l’histoire d’une petite fille très malheureuse, qui deviendra de plus en plus malheureuse, et à la fin, elle aura les pieds tranchés et se traînera au sol devant nos yeux ébahis en laissant dégouliner de ses petits moignons des traînées de sang. Ses parents étant morts, elle est à la charge d’une nouvelle « maman ». (Soyez tranquille, la petite fille est astucieuse et déjouera le vilain tour !)
Le narrateur quitte la scène et laisse son conte cruel prendre vie.
Seul décor, un rideau de fils incandescent s’éteint, s’écarte, troisième mur d’un cube ouvert face à nous. L’espace de jeu des deux personnages est une salle à manger. La pièce est immaculée, meublée d’une table, de deux chaises hautes et, accrochées aux murs bleu ciel, une tête de cerf en plastique blanc et une rose blanche. Sur une chaise, raide, le regard haut, est assise une femme vêtue d’une robe bleu-ciel à col blanc. Comme les murs. Sur la chaise de l’autre côté de la table, une petite fille, les cheveux serrés dans une queue de cheval, porte une robe identique. Elle se tient courbée, regarde ses mains crispées sur ses genoux. Face à l’infâme Madame Ma Nouvelle Mère, Sophie ne peut se consoler qu’en pensant à sa chère maman adorée.
Le narrateur rentre en scène et lui fait cadeau de deux chaussons maléfiques. Malgré l’interdiction de sa nouvelle mère de les porter, sous menace d’avoir les pieds tranchés, Sophie enfile les souliers rouges. Elle se laisse persuader par les voix pernicieuses des deux démons incarnés dans les chaussures qui susurrent : « Chausse-nous… Chausse-nous, petite fille ! Et nous te ramènerons à ta maman adorée ! ». La méchante nouvelle mère, découvrant l’indiscipline de sa fille, s’empare d’une hache et poursuit Sophie. Lecteur, tout ne finit pas dans un horrible bain de sang : la Nouvelle Mère prend conscience du maléfice et aide la malheureuse enfant à se débarrasser des vilains. Sophie s’en prend aux chaussons ainsi qu’à Andersen par qui tout a commencé et exige de lui une fin heureuse. Il ne peut que s’exécuter.
Sophie prend alors littéralement le contrôle de son histoire. Elle en devient l’écrivaine puisqu’elle décide de sa propre fin. Le personnage sort de son cadre et sculpte son propre récit. On observe donc un renversement entre les positions du narrateur et de l’héroïne qui s’empare du pouvoir. Elle prend son indépendance et atteint une individualité, distincte de la création en tant que telle. Maîtresse de ses actes et de ses désirs, Sophie exige une fin heureuse et fait en sorte de l’obtenir. Belle leçon.
Néanmoins, « Donne moi une fin heureuse » crée une rupture dans l’imaginaire du spectateur. La fillette, qui avait pris consistance et réalité, revient à son statut de « personnage » imaginé, protagoniste d’une histoire terminée. La pièce bouscule les codes établis, et c’est le théâtre lui-même qui est mis en scène pour les enfants
Jouant sur l’absurde, la démesure, la pièce fait rire. L’auteur nous présente des personnages cocasses comme la mère dont la méchanceté est poussée à l’extrême. Elle semble aimer sa nouvelle fille et paradoxalement, elle serait capable de lui trancher les pieds pour la punir de sa désobéissance. Elle est exagérément figée, raide, dégustant du caviar avec ses doigts aristocratiquement tendus. Quant à lui, Andersen est à la fois narrateur et instigateur des événements. Il est vêtu de rouge, couleur que la nouvelle mère honnit. Couleur de sang, violente. Il détonne sur cet univers ascétique. L’opposition chromatique accentue la distorsion entre lui et les deux personnages féminins, met en évidence l’opposition entre la nature méchante d’Andersen et l’humanité de ses personnages. Il est d’une malsaine bonne humeur, d’une mesquine bonhomie. Sophie au contraire est une enfant tout à fait normale. Elle regrette sa maman, déteste sa nouvelle mère, veut juste porter ses petits chaussons rouges.
Au début du récit, elle se protège des atrocités que lui fait subir sa nouvelle mère en pensant à sa chère maman. Mais après la ruse des chaussons, après avoir combattu ensemble, nouvelles mère et fille s’envisagent d’une autre façon. La mère, craignant avoir perdu son enfant, la pleure et célèbre son retour. La fille, ayant vu de quoi sa nouvelle mère était capable pour la protéger, lui pardonne. Cette fin me laisse cependant perplexe. Après avoir subi mille humiliations, Sophie finit par pardonner à sa tutrice, ce qui nous laisse un goût de trop peu : alors que les personnages sont manichéens, le renversement de situation final est un peu expéditif et ainsi peu convaincant. La disparition du manichéisme est brutale. Cette conclusion, qui réunit mère et fille malgré leurs différences, semble ainsi inévitable dans un spectacle pour enfants. Mais l’est-elle vraiment ?
Laisser un moment aux enfants pour parler de leurs perceptions aurait peut-être été une façon de prolonger la pièce ainsi que d’en découvrir les différentes réceptions. Car cette pièce leur est bien destinée ! Malgré ce sentiment de non-aboutissement, j’ai passé un bon moment. La pièce est drôle et empreinte d’une naïveté rafraîchissante. Elle se clôt sur une envie de vie. Un sentiment de force s’en dégage aussi ; un peu retombé en enfance, on se sent détenir les cartes de nos vies. Les plus jeunes sont sortis ravis, enrichis d’un nouveau pouvoir de changer les choses.