critique &
création culturelle

L’héritage de Mobutu

immortalisé par Colin Delfosse

Le photographe belge Colin Delfosse, né en 1981, a découvert l’Afrique en 2007 : il se rend alors en République démocratique du Congo pour y réaliser un travail photographique sur la Gécamines 1 , narrant en images l’exploitation du cobalt par le peuple congolais.

Ville de Gbadolite, province d’Équateur (série les Éléphants blancs).

Colin Delfosse, à trente-trois ans à peine, votre parcours témoigne d’une grande richesse : des études en journalisme, des prix récompensant votre travail photographique et de nombreuses expositions à l’étranger… Un événement particulier explique-t-il votre passage du journalisme à la photographie ?
Quand j’étudiais le journalisme à l’IHECS, des cours pratiques étaient donnés parallèlement aux cours théoriques. J’ai donc eu quelques cours de photographie, de même que des cours de vidéo, par exemple. Chacun choisissait alors son média de prédilection. En ce qui me concerne, ce fut la photographie ; c’est vraiment par là que j’ai découvert le photojournalisme. Par la suite, en 2006, j’ai réalisé un mémoire de fin d’études pratique en photographie. Cela m’a permis de faire un premier reportage et de mettre le pied à l’étrier.
Ensuite, nous avons créé le collectif Out of Focus avec Pauline Beugnies, Thomas Freteur et Thomas Vanden Driessche. Il nous a permis d’avancer progressivement, de découvrir des auteurs, notamment par le biais de festivals comme ceux de Perpignan (Visa pour l’Image) et d’Arles (Rencontres d’Arles), et de construire notre regard photographique. C’est un processus qui prend du temps et qui est toujours en cours d’évolution aujourd’hui.

Hall d’entrée de la Radio-télévision nationale congolaise (série les Éléphants blancs).

Cet aspect journalistique ne teinte-t-il pas encore profondément vos clichés, notamment par le caractère engagé des thématiques abordées, mais également par le regard objectif, frontal et proche du réel porté sur vos sujets ?
En effet, c’est un choix qui s’opère en partie par mon emploi de la photographie documentaire, variant d’une série à l’autre. En ce qui concerne l’objectivité, je ne pense pas qu’on puisse employer ce terme en photographie ou en journalisme. Je choisis mes sujets, donc la manière dont je les traite est forcément subjective. Traiter les sujets de manière frontale est donc, à mon sens, davantage un parti pris : celui de mettre la personne devant l’objectif et de la faire poser. Enfin, les sujets que j’aborde sont assez variés. Ils sont avant tout choisis en fonction de ce dont j’ai envie de témoigner et de ce que je rencontre sur le terrain.

Mobutu, dans son obsession de modernité, équipe le pays d’un réseau de télécommunication par satellite (série les Éléphants blancs).

Pouvez-vous nous parler davantage de votre série en cours de réalisation, les Éléphants blancs , et nous expliquer votre manière de travailler ?
Une de mes volontés est de toujours rechercher la nouveauté lors de la réalisation d’une série. Catcheurs congolais (2010-2013) a été pour moi l’expérience d’une nouvelle approche, d’une manière totalement différente d’appréhender les choses par rapport à ce que j’avais fait auparavant. En effet, cette série était au départ un reportage, qui a finalement évolué vers le portrait. C’est une expérience qui m’a vraiment plu : celle d’avoir un regard décalé et de traiter un sujet d’une nouvelle manière.
Peu après, une nouvelle idée de sujet a pris naissance : évoquer l’histoire de la République démocratique du Congo et, plus précisément, l’époque zaïroise. C’est ainsi qu’a débuté la série les Éléphants blancs , illustrant l’héritage laissé par le règne de Joseph-Désiré Mobutu dans ce pays. En véritable mégalomane, ce dernier avait pour ambition de briller sur la scène internationale, en mettant en place une politique de prestige afin d’attirer l’attention de l’Occident et d’industrialiser la RDC. Le titre de cette série, les Éléphants blancs , fait directement référence aux dizaines de projets pharaoniques entrepris, qui ont plongé le pays dans un endettement colossal, pesant toujours sur la vie politique congolaise actuelle. Ces lieux sont aujourd’hui à l’abandon, à l’état de ruines. Ces « éléphants blancs » sont donc les témoins révélateurs de cette période faste et de l’état d’esprit de Mobutu.
Pour évoquer un tel sujet, j’ai d’emblée décidé de passer par l’emploi d’une chambre technique des années 1970. Ce choix n’est pas anodin : le long temps de pose nécessaire m’a permis de photographier les lieux et les paysages de manière plus posée et lente. De plus, le rendu photographique est tout à fait particulier, propre à cet appareil. La chambre se prêtait donc bien à cet exercice. La particularité de ma démarche vient également du fait que j’ai appris à l’utiliser directement sur le terrain, ce qui impliquait toutes sortes de contraintes : appareil encombrant et difficile à utiliser, contexte environnant extérieur, peu de temps pour la réalisation de la série, etc. Néanmoins, je suis assez content du résultat.
Si la façon dont j’ai abordé le sujet est établie, le choix des images est encore en cours de réflexion. Il me reste encore un ou deux voyages à effectuer afin de le terminer.

Lors de vos expositions illustrant la RDC, un élément majeur et frappant, notamment pour vos portraits, est l’emploi du grand format. L’envisagez-vous également pour cette série ?
Oui, j’emploierai de grands formats. Cela se prête particulièrement bien au sujet : Mobutu avait l’ambition démesurée de construire des endroits véritablement colossaux. Le grand format prend alors tout son sens et fait écho à la vision de cet homme. Cela permet également de les rendre à leur juste valeur : des bâtiments gigantesques, aujourd’hui délabrés, à l’image des années post-Mobutu.

Barrage d’Inga, province du Bas Congo (série les Éléphants blancs).

Constatez-vous une évolution dans votre pratique photographique et quel regard portez-vous aujourd’hui sur vos réalisations antérieures ?
Mon regard, tout comme ma pratique photographique, évoluent. Je ne photographie plus aujourd’hui comme il y a dix ans : je suis passé du noir et blanc à la couleur ou encore du moyen format au grand format, par exemple. Je ne sais pas si je m’écarte véritablement du photojournalisme ou de la photographie documentaire, mais, en tout cas, malgré une volonté toujours présente d’envisager des sujets de fond, c’est leur traitement même qui change.
Je pose un regard assez critique sur mes productions antérieures : je n’en suis jamais pleinement satisfait et je me dis que j’aurais pu les réaliser autrement. À l’époque, ma vision était plus spontanée et naïve. Elle a aujourd’hui évolué vers une démarche davantage réfléchie et construite, notamment quant au sens donné aux photographies et au choix des sujets.

Enfin, hormis votre série les Éléphants blancs , quels vos projets actuels ?
Tout récemment, je me suis rendu en Biélorussie pour « tâter » un peu le terrain. J’ai pris quelques photographies et commencé une nouvelle série là-bas, sans vraiment savoir si elle verra le jour. Sinon, actuellement, je dois finaliser ce projet sur l’héritage de Mobutu. Parallèlement, j’ai un travail de commande qui se précise, notamment sur les élections qui vont avoir lieu au Burundi, au Congo, puis au Rwanda. J’envisage également d’entreprendre un travail développant une réelle réflexion à propos de la démocratie en Afrique centrale. Enfin, au début du mois de juillet, je dois me rendre aux Rencontres d’Arles afin de présenter le livre que je viens de terminer à propos de la série Catcheurs congolais . Concernant les expositions prévues, l’une d’entre elles aura lieu en juin à Paris, dans le cadre d’un travail de commande au Katanga pour une ONG. En octobre, une exposition sur les Catcheurs congolais est prévue à Lille. Enfin, en juillet 2016, une exposition sera probablement consacrée à la série les Éléphants blancs .

Sidérurgie de Maluku, province de Kinshasa (série les Éléphants blancs).

Retrouvez Colin Delfosse sur son site .

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