L’instant court (mais intense)
Loin du tapage médiatique et polémique qui sévit autour du dernier né de Gaspar Noé et de la censure dont il est la cible, on se rappelle que le bonhomme est un habitué de l’exercice du court et du moyen métrage. Pas besoin de se caresser les méninges trop longtemps, on virevolte un instant dans le passé de sa filmographie controversée et c’est parti pour un saut dans l’image-temps et, surtout, dans l’image-mouvement des corps.
FOCUS NOE
Tout au long du mois de septembre, quatre rédacteurs s’attarderont sur la filmographie de Gaspar Noé , provocateur invétéré et père de scandales cinématographiques. Depuis ses premiers courts métrages à Love, il n’aura cessé de comparer l’image en mouvement à une pulsion de vie.
Carne
(1991)
Premier arrêt de notre sélection : le moyen métrage
Carne
, qui commence sur les chapeaux de roues. Le générique donne la couleur et celle-ci est rougeoyante ; l’agencement tout sauf involontaire des lettres qui dansent à l’écran annonce que le ministère de la Cul Ture soutient le projet. Nous voilà déjà bien avertis.
À ce stade pourtant, on est loin de se douter que la fiction n’est pas sans faire écho à cet impitoyable mais nécessaire documentaire, le Sang des bêtes ( Georges Franju , France, 1949) : un pamphlet cinématographique aiguisé qui dénonce les conditions d’abattage des animaux dans les abattoirs de La Villette à Paris. Les mots ne tardent pourtant pas à apparaître, en lettres capitales jaunes sur fond noir : on va nous relater l’histoire d’un boucher chevalin de la banlieue parisienne des années 1960 et, attention, le film contient des images qui risquent « d’impressionner les plus jeunes spectateurs ». Si l’on décortique l’équation avant le déroulement du calcul, ça donne quelque chose comme : cos 2 (Cul) + sin 2 (Chair & Sang) = 1.
L’histoire est celle de ce boucher dont on ne verra le visage que dans une semi-obscurité incandescente. Elle est autant celle du sang qui coule sur ses mains que celle de sa fille Cynthia qu’il élève seul depuis le départ de sa femme qui ne voulait ni d’enfant ni de carne, de mauvaise viande, servie chaque soir au repas.
L’esthétique vermillon des images rappelle à chaque instant la double thématique du sexe et du sang. On reste pantois devant la mise à mort d’un cheval par le boucher, l’une des premières scènes du film, d’une rare violence.
D’ellipse en ellipse, on suit la trajectoire de Cynthia, qui grandit tout en étant infantilisée par un père qui la maintient dans un état larvaire. Le film, qui fonctionne par contrastes, est rythmé par les gestes quotidiens de ce père oscillant entre la mise à mort violente de chevaux et les bains qu’il donne à sa fille. Ces bains constituent le réceptacle de la tension incestueuse accumulée par ce père-bourreau tout au long de l’éducation de Cynthia, nourrie à la mauvaise viande de cheval, aux images et aux mots violents qui défilent sur le poste de télévision du séjour et résonnent aux oreilles de l’enfant.
Projet dérangeant des débuts du réalisateur, Carne laisse une marque indélébile chez le spectateur qui perçoit la personnalité malsaine du protagoniste comme profondément ambivalente ; à la fois pervers mais romantique, tout autant que violent mais aimant.
Une expérience d’hypnose télévisuelle
(1995)
Notre second amarrage nous emmène à la découverte d’un véritable ovni cinématographique. On vous plante le décor : un plan fixe unique avec pour seul signe distinctif, à l’arrière-plan, un rideau aux couleurs psychédéliques tout droit sorties des
nineties
. Un seul avertissement : on va nous bombarder, nous spectateurs, de divers messages subliminaux visuels et sonores. Comme souvent chez Noé, on est souvent gentiment prévenus de ce qui va nous arriver.
Un homme apparaît soudain devant le rideau en question. Il s’agit sans aucun doute d’un hypnotiseur-voyant-marabout, apparemment rempli de bonnes intentions pour le spectateur auquel il s’adresse. Placé face caméra, l’homme, très chic dans son costard-cravate et attifé de gomina bien étalée, s’efforce de nous endormir à grands coups de « vos paupières sont lourdes, très lourdes ». Matraquant le spectateur de regards intenses, il lui adresse un appel au calme, à la confiance en soi et à l’introspection doucereux mais presque convaincant. Il faut dire qu’il y met du sien et l’on se surprend à avoir un micro-coup de pompe. La musique ainsi que diverses images subliminales à peine perceptibles par l’œil installent néanmoins une tension troublante qui est de plus en plus palpable et contraste avec son discours mielleux. L’homme disparaît soudain dans un subtil fondu pour laisser place à son homologue féminin qui accomplit le même boulot que lui, la gomina et la cravate en moins mais la séduction en plus.
C’est ici un Gaspar Noé expérimentateur qu’on rencontre par le biais de cet étrange voyage d’hypnose télévisuelle dont on ressort un peu éprouvé.
Intoxication
(2002)
Last but not least
, on s’arrête un moment sur un court métrage documentaire durant lequel Noé filme en plan fixe le réalisateur Stéphane Drouot, placé face caméra et qui s’adresse successivement au réalisateur et à la caméra. Assis dans une cuisine désordonnée baignant dans une lumière sépia, l’homme évoque sa séropositivité et se lance dans un examen autoréflexif sur son cinéma, ses rencontres et ses ressentis, sans mâcher ses mots. Le projet prend la forme d’un entretien à sens unique, se déclinant tel un monologue sombre et un peu mystique. Pas de doute que Noé revêt ici la casquette du psychologue et se livre à l’exercice périlleux du portrait, qui manque cependant un peu de prises de risque.
Le film complet est ici :
Au cours de notre escapade au sein de cet échantillon de la production de Gaspar Noé, on remarque à quel point sa pratique du cinéma est variée et insolente. C’est finalement dans cette insolence que naît son goût de la provocation et de l’indifférence quant aux codes qui suscitèrent, suscitent et susciteront encore des hectolitres d’encre et de salive quant aux modalités de censure de ses films.