Du 10 avril au 5 mai, l’amour et l’argent s’affrontent au Poche. Mis en scène par Julien Rombaux, Love & Money de Denis Kelly nous emmène dans une réflexion mosaïque au cœur de laquelle trouver sa place et se positionner relève de l’exploit.
Un exploit d’ailleurs semblable à celui qui nous pousse chaque jour à redéfinir qui nous sommes dans la société, ou à celui de trouver « la bonne place » dans une salle de spectacle comble.
Entrer dans la salle du Théâtre de Poche représente toujours un moment intense, en particulier quand on comprend que la salle sera pleine… Trouver la bonne place sur une des longues banquettes rouges, c’est un peu comme trouver sa place dans un monde qu’on connaît, mais qui a ses propres codes. Alors, quand on s’est assise sur « la bonne banquette » à côté du « bon voisin », l’expérience peut enfin commencer… La chaleur du public, la peur de ne pas être assez proche de la sortie en cas de pépin, toutes ces choses peuvent nous envahir. Ce soir, dans la salle comble du Théâtre de Poche, les seules choses capables de détourner mon attention des circonstances de la représentation sont le noir introductif et Philippe Grand’henry s’acharnant avec une massue sur le visage d’une Vierge Marie monumentale.
Love & Money commence donc par la destruction d’un « tableau », une destruction sans nuance mais tout en style, mise en musique par la Sarabande de Haendel. Il n’est pas donné à tous de défigurer la Vierge avec panache et désinvolture, mais une fois que c’est chose faite, l’attention du public n’est plus à conquérir.
Lorsque les autres comédiens envahissent la scène et déplacent sans ménagement cette immense plaque sur laquelle demeuraient presque sobrement la Vierge et son enfant, un décor se constitue : côté cour, une estrade avec deux sièges et un mur récemment éventré, côté jardin, un angle formé par des stores à lamelles blanches assortis d’un porte-manteau et d’un banc froid qui évoquent les sordides salles d’attente d’entreprises ou d’hôpitaux.
Rien ne sépare les deux espaces qui se rejoignent dans le vide et le silence, tout le sens étant laissé au jeu et aux mains des comédiens. Ces espaces créés sur scène deviennent, dans le labyrinthe du texte de Denis Kelly, tantôt contexte, comme lorsqu’un personnage se trouve dans le bureau d’une entreprise ou dans une salle d’attente d’hôpital, tantôt espace de pensées et de réflexions, au cœur desquels les personnages déambulent et confessent leur « version des faits ».
Appuyé à la fois par la lumière, comme lorsque deux personnages s’échangent des courriels face au public, chacun prisonnier de sa douche lumineuse et des émotions qu’il renvoie, mais également par le jeu proprement dit, le travail de mise en scène est donc essentiellement axé sur le comédien. Tout au long du spectacle, nous tentons de poser nos repères dans une scénographie très vite connue mais jamais figée, jamais identique dans sa fonction. Sur le plateau presque rien ne bouge et pourtant on n’est jamais au même endroit, à la même place… On se perd dans le texte, dans les espaces et dans la narration.
Ainsi le commun devient dédale. Il en est de même des vies qui se croisent dans le texte : celui-ci s’articule autour de l’histoire de Jess et David, au cœur de laquelle s’aventurent de multiples existences. Chacun a les moyens d’offrir quelque chose, chacun à ses impossibilités, chacun achète sa liberté et sa place dans le monde comme il le peut. C’est ainsi qu’un homme qui aime sa femme se délivre d’elle en l’aidant à se suicider, c’est ainsi que ce même homme échange une carrière de professeur qu’il aime pour celle d’un vendeur qu’il abhorre, qu’une femme qui ne trouve pas sa place dans le monde et la société achète compulsivement pour dépasser ce qui la ronge, qu’un père pleurant sa fille détruit et souille une sépulture faisant de l’ombre à la tombe de son enfant… Dans ce labyrinthe de situations et d’émotions où chaque personnage semble si humain qu’il nous évoque nos propres faiblesses, décale notre jugement et nous pose cruellement la question : « Pourrais-je passer moi aussi de la souffrance à la cruauté ou à la folie ? »
Dans une société où l’argent est tout-puissant et où rien n’est plus fort que l’amour, quelle place nous laisse-t-on lorsque l’un des deux fait défaut ? Quelle place nous reste-t-il quand nous sommes rongés par le doute de notre existence et d’être une vraie part de cet édifice qu’est la vie ? Y a-t-il vraiment une place pour nous quelque part ?
Une fois perdue et complètement résignée, quel que soit le personnage que j’observe, je m’observe un peu, je redeviens spectatrice, sur ma banquette, je manque un peu d’air, il fait chaud, j’aurais pu m’évanouir mais je suis toujours consciente, je peux prendre du recul, regarder le labyrinthe que Denis Kelly et Julien Rombaux ont construit ensemble, et comme dans la salle au moment de choisir ma place, comme dans la vie, je suis un peu : démunie.