Mourir sur scène
Dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Milo Rau présentait la Reprise, histoires du théâtre I au Théâtre National du 4 au 10 mai 2018. Un spectacle de 100 minutes durant lesquelles les différentes facettes d’une histoire du théâtre nous ont été partagées et qui amènent le spectateur face à l’implicite, à l’œuvre, à lui-même.
Aller voir Milo Rau au Théâtre National dans le cadre du « kunsten » c’est un peu comme, dans un tout autre registre, aller voir le nouvel
Avengerla première semaine de sa sortie à l’UGC De Brouckère… Le public est dense, plein d’attentes et ne peut déloger cette petite boule au ventre dont la nature est à mi-chemin entre excitation et crainte de voir s’accomplir ce qu’il soupçonne déjà.
Analogie vaseuse mise à part, s’installer dans la grande salle du TN et voir le plateau déjà animé par la présence des comédiens (amateurs comme professionnels), c’est se sentir moins seul. Lorsqu’ils sont là, que nous sommes là et que rien n’a encore commencé, quelque chose se passe, le plateau et la salle sont prêts à se rencontrer, au crépuscule du spectacle, tout existe déjà.
Quand nous plongeons dans le noir et que seul le plateau baigne dans la lumière des projecteurs, Johan Leysen sort d’une obscurité lointaine, dans le fond du plateau. Démarrer, entrer sur scène, ces premières secondes sont, explique-t-il, un défi. La chose est dite, entrer dans la lumière est un saut dans le vide, et personne dans le public n’a le droit de l’oublier, jusqu’au noir final, tout aussi difficile.
Le spectacle est une succession de situations entre l’imaginaire et le réel. Une grande reconstitution, au cœur de laquelle il est difficile, voire impossible, de séparer le faux du vrai, qui dépasse le fait divers pour nous faire vivre le travail artistique de l’intérieur.
Deux tables de chaque côté du plateau, trois chaises et trois intervenants à chaque bord, d’un côté les castés, de l’autre les évaluateurs. Un casting prend chaire, lorsque la première comédienne est appelé à se positionner au centre du plateau face caméra, questionnée, elle décrit petit à petit ses motivations, ses craintes, son histoire… Ainsi, chaque comédien devient un personnage de théâtre interrogé, filmé en direct et casté. On apprend à le connaître : « As-tu déjà été nue sur scène ? », « As-tu déjà frappé quelqu’un sur scène ? », « As-tu déjà joué un méchant ? », « Quel est selon toi la chose la plus violente qui puisse être faite sur une scène ? ». Toutes ces questions nous permettent de découvrir et de décomposer toute l’étendue de la reconstitution.
Ainsi, chaque peur, chaque envie, chaque choc, chaque challenge proposé dans le casting devient le dictionnaire des histoires de théâtre de Milo Rau et de son équipe, et par conséquent du public.
Lorsque nous sommes face à la reconstitution tant attendue et redoutée du « fait divers » d’une violence absolue puisqu’il s’agit de l’agression d’Ihsane Jarfi, entraînant le jeune homme dans la mort, tout est étrangement limpide. Les coups que reçoit l’acteur jouant Ihsane Jarfi ont été décomposés, les baisers donnés par un des meurtriers à sa copine ont été montrés, la nudité d’une mère et d’Ihsane explicitée, un acteur vomit, nous le savions.
Chaque information prise lors du prélude de ces histoires de théâtre nous accompagne et sans le savoir, sans anticiper, elle nous poursuit tout au long de la reconstitution… Les coups, les nus, les moments de violence, de poésie, la musique, tout devient matière.
Aussi, la présence presque constante de la caméra, live ou non, me propose une double lecture, ou le cinéma prend tantôt le pas sur le vivant tantôt se laisse oublier. L’outil me rappelle combien la violence face caméra m’est facile d’accès et combien j’y suis habituée… Elle me permet de voir des détails que mes yeux ne trouvent pas sur scène, m’en cache aussi mais m’éloigne inévitablement de la tension du vivant et du vrai, du nécessaire.
La reprise, histoires de théâtre me place dans un prisme au cœur duquel les différentes facettes d’une histoire de théâtre, ses vérités, ses fictions, ses positions prennent vie face à moi et en moi … C’est aussi un puzzle dans lequel, chaque pièce se répond et me prépare, tout en me déconcertant, à ce qui va suivre. Chaque violence, chaque anecdote est une pièce de cette grande mosaïque qu’il est passionnant de reconstituer sans rien anticiper. Il s’agit d’un scénario qui prépare à la poésie, à l’humour et à la violence tout au long de son déroulement, une partition qui me prépare au pire, mais y est-on jamais préparé ?
« Quelle est selon toi, la chose la plus violente qui puisse être faite sur une scène ? »
« Un homme se dirige vers la chaise.
Il y grimpe. Il passe le nœud coulant autour de son cou et le serre.
Il se balance et fait tomber la chaise. »
Ainsi, la dernière seconde du spectacle le plateau n’existe plus qu’à travers un homme, une chaise, un nœud coulant. Cette image laisse dans mon ventre une dernière inquiétude, la seule crainte vraiment nécessaire… qui au-delà de tout me remet en question. En tant que spectatrice, qui suis-je ? Suis-je capable à la dernière seconde, de changer mon rôle dans cette salle ?
Ma seule certitude : il peut tenir 20 secondes en se tenant à la corde, seul le public peut le sauver sinon il meurt…