Du 14 au 24 octobre dernier s’est tenue la Carte Blanche du Palais de Tokyo à Paris, cette fois accordée à l’artiste allemande Anne Imhof pour ses Natures Mortes , un ensemble d'œuvres graphiques, plastiques et performatives empreintes de jeunesse et un brin punk. Attention, l’âge bête en a à revendre.
C’est un peu sur un coup de tête, et sans trop savoir à quoi m’attendre, que j’ai pris mon ticket pour l’exposition Natures Mortes d’Anne Imhof, au Palais de Tokyo. C’est l’avant-dernier jour avant la clôture et la file d’attente est monstrueuse. Depuis le covid, l’obligation de réserver sa place au musée rend tout plus excitant, plus select. Décorés d’un bel autocollant qui prouve notre droit d’entrée, nous pénétrons dans le musée.
Pour être honnête, je ne suis venue que pour les performances. Novice ou presque en la matière — j’ai bien vu, une fois, un vieil homme à quatre pattes déclamer un texte pour l’amour de l’art, mais rien d’autre — je ne m’attends à rien, sinon à rire…
En entrant, les premières œuvres que je découvre me laissent plutôt indifférente. Au beau milieu des bâtiments complètement dénudés, je traverse Curve 1, une installation sous forme de couloir dont les parois en verre fumé, taguées par endroits, me font penser au périph. Ailleurs, je croise des monochromes gris, ou encore des matelas laissés par terre. Difficile de ne pas lever les yeux au ciel devant ces caricatures d’art contemporain. J’ai en tête les descriptions pompeuses des commissaires : « C’est tout ce vaste organisme qu’est le Palais de Tokyo qui est mis en branle, qui se métamorphose et se meut, au gré des flux tour à tour centripètes et centrifuges générés par les corps qui s’y déploient. »1 . Mouais.
Pourtant, lorsque j’entre dans la salle chichement intitulée Sex , quelque chose se débloque, mes sens sont invoqués. C’est une pièce vide : les quelques objets au sol et le promontoire en métal — un diving board — laissent penser qu’il devrait se passer quelque chose ici. Plongés dans le noir, nous sommes surpris par le flash bref et aveuglant d’un spot. Cette solitude, ce rythme infusé à l’espace, offrent quelque chose de plus, un avant-goût de ce que je m’apprête à découvrir.
Tous les murs ont disparu. À la place, Anne Imhof a recréé un labyrinthe de verre, Maze. C’est ici, entre les parois, que la foule s’est massée. Je tombe nez à nez avec le premier performeur, un jeune assis sur un lit, crispé autour de sa guitare, le pantalon baissé. Il se fait tatouer. Imperturbable dans sa douleur, immobile, on croirait un mannequin, un mélange entre une sculpture de Ron Mueck et un de ces hommes-statues qu’on croise parfois dans les lieux touristiques. Tout le monde le regarde et le photographie, et je me prends au jeu : pouvoir dévisager, scruter, détailler quelqu’un jusqu’à plus soif est quelque chose de rare et de vertigineux.
Ce doux voyeurisme se poursuit dans chacune des « chambres » cloisonnées par le verre. Tour à tour, je me retrouve à épier des jeunes sur leur lit ou dans leur salle de bain — des décors en réalité rudimentaires, faits de matelas, de bacs à ciment, qui laissent l’imagination construire le reste.
La musique s’introduit dans l’espace comme une performeuse à part entière. Les enceintes nomades sont autant de promontoires sur lesquels les uns promènent les autres. Boîtes à pizzas, paquets de chips, T-shirts de groupes et cheveux gras : un thème semble se dégager ici, celui de l’adolescence.
À travers un défilé de codes usés, de clichés habilement repris, se révèle une ode à la jeunesse monumentale et profondément mélancolique sur fond de musique électro et de batterie déchaînée, avec pour meneuse et tête d’affiche l’artiste Eliza Douglas, muse d’Anne Imhof. Chaussée de bottes trop grandes, ni fille ni garçon, elle a l’air d’une dirtbag , chante timidement sur scène. Plus tard, métamorphosée, elle fait couler de la cire chaude sur son torse, debout dans un nuage rougeoyant — une ado surgissant des enfers. D’autres symboles bibliques jalonnent la performance, notamment le fruit défendu, tantôt pomme tantôt grenade, peut-être une autre référence délicieusement clichée (et un peu vraie) à l’attrait de la jeunesse pour le péché. En cela, l'œuvre m’évoque la musique du collectif Columbine, qui lui aussi met en parallèle la triste poésie du quotidien adolescent, et ses élans transgressifs voire blasphématoires.
« Six, six, six, affiche la calculatrice
Je n’choisis pas mes vêtements mais je choisis la mort de mon institutrice » 2
Parmi les divers happenings qui ont ponctué ces quatre heures de performances, je retiens un moment en particulier, où la foule se scinde pour laisser passer le cortège des performeurs, tantôt debout autour et sur les enceintes, tantôt rampant par terre. Un matelas est transporté comme un cercueil. Dessus, un ado gît, le regard prisonnier d’un casque de réalité virtuelle. Près de lui, le sacro-saint paquet de chips ressort encore plus rouge, encore plus violent — les mêmes chips qu’un autre performeur mangeait, plus tôt, en traversant le public avec un air de défi. Je dois dire qu’à ce moment, j’ai lâché quelques larmes.
Mais pourquoi tant d’émotions ? En entendant l’avis mitigé d’une partie du public, je me suis demandé si je n’avais pas abordé l’ensemble avec trop peu d’esprit critique, sans prêter attention aux lacunes de certaines mises en scènes. Pourtant, j’ai pour ma part trouvé à l’ensemble une intensité folle, une grande spontanéité aussi. La foule de visiteurs, dont j’ai fait partie, a beaucoup participé à la force de l'œuvre. Ce lieu saturé de gens a permis une autre forme de communication, par le geste, par l’intention, qui m'a rappelé l’ambiance des concerts et des boîtes de nuit. Au-delà de ce qu’il y avait à voir, il y avait tout un monde à sentir , intuitif, corporel, humain.
Même sans avoir pu tout voir, c’est électrisée et pleine d’inspiration que je ressors du Palais de Tokyo après plus de deux heures d’immersion. Sur le chemin du retour, dans la nuit vivifiante, j’ai encore sous les paupières ce regard si particulier, qui finit toujours par s’estomper, celui qui donne aux choses banales un halo de poésie. Si l’art doit servir à quelque chose, c’est bien à ça.