Nelly Arcan
Peut-être l’une des voix les plus radicales et les plus dérangeantes sur la sexualisation des femmes et leur dépendance sociale et individuelle au regard des hommes, Nelly Arcan est aussi une écrivaine à la plume profondément juste et sensible. Portrait.
En 2009, l’écrivaine québécoise Nelly Arcan était retrouvée pendue dans son appartement à Montréal, à l’âge de 36 ans, au sommet d’une brève mais fulgurante carrière littéraire. Après Me too , forcément, son oeuvre résonne, parce qu’Arcan s’est employée à décrire avec une lucidité sans faille une partie de ce que veut dire être une femme dans un monde patriarcal : être aliénée au regard des hommes. Écrire n’a pas suffi pour y survivre. Elle a fini par en mourir.
Nelly Arcan, c’est avant tout une écrivaine du mal de vivre. Le sien a le visage des hommes parce que, toute sa courte vie, elle a été leur putain. Pourquoi ? Parce que les femmes sont les putains des hommes. Arcan l’a senti jusque dans sa chair, et elle nous l’a écrit, dans cinq livres, dont deux posthumes, avant de se donner la mort, à 36 ans (34 selon ses dires, elle qui rajeunissait son âge en le donnant). Être une putain pour les hommes, c’est littéralement ce que raconte son premier ouvrage d’autofiction, Putain : elle ne peut être plus claire. Un texte qu’elle publie en 2001, suite à une psychanalyse. Un texte court et tranchant comme l’acier, qui la révèle au grand public. Un texte cru et d’une intimité profonde, dans lequel elle évoque son métier, alors étudiante en littérature, de prostituée. Mais si Putain est testimonial et autofictionnel, Putain est aussi autre chose. Putain n’est pas une œuvre à scandale, prétendant dépoussiérer la littérature qui n’en a pas besoin (et qui n’a pas attendu Arcan pour être scandaleuse). Putain n’est pas non plus un réquisitoire contre la prostitution, Arcan ne se le permettrait pas, d’ailleurs elle a aimé gagner cet argent inutile, elle dont les parents finançaient les études. Rien n’y est moralisateur. Plutôt, Putain est l’un de ces livres qui soulèvent sans fard les tabous qu’on n’assume pas, ou plus. Putain raconte, avec cynisme et éclat parce que l’embarras à Arcan n’est plus accessible, une partie de cette histoire déjà contée cent fois, celle des femmes qui existent par et pour les hommes, en étant leurs putains et leurs vierges à la fois, avant de s’enliser dans la maternité qui les voit disparaître sous de nouvelles filles devenues putains à leur tour et puis tout recommence pour le plaisir des hommes. Être mère, Arcan le refusera pour ça, pour ne plus offrir aux hommes une jeunesse à se mettre sous la dent, mais aussi pour ne pas risquer d’avoir une fille qui vienne à chaque instant lui rappeler qu’elle n’a plus 20 ans et « putasser avec un père qui n’aura d’yeux que pour elle ». Parce qu’au-delà de cette jeunesse, les femmes ne sont plus rien et Arcan le sait bien. Alors elle oscille entre la vierge et la putain, entre les deux comme toutes et l’étrange acuité de son esprit a du mal à s’y faire : Arcan se croit folle, se sait folle. Folle de haine envers son corps. Folle de jalousie envers toutes les femmes, avec lesquelles chaque jour est jour de cruelle compétition pour être prise par les hommes à la place des autres et pour rester la plus belle. Folle de ces mêmes hommes à travers lesquels seuls elle a le sentiment d’exister et dont l’abandon la plonge dans les méandres les plus noirs (depuis toute petite, elle a l’habitude, dit-elle, d’être mise en face du manque de preuves de son existence). C’est le thème de Folle , son deuxième livre d’autofiction, paru en 2004, alors qu’elle vit déjà de son écriture, grâce au succès de Putain .
Narcissique ? Risible ? Superficielle ? Bien fine, pourtant, est l’auto-analyse, et Arcan aurait pu être psychologue. Du moins, nombre d’entre eux avancent ceci que, pour faire court, contrairement à celle des petits garçons, l’estime de soi des petites filles se construit surtout en lien à leurs relations humaines, ce qui les rend très vulnérables au jugement des autres. C’est par exemple ce qu’écrit Lynne Layton : là où les petits garçons puis les hommes sont socialisés à l’indépendance (accessible, ironiquement, seulement si les femmes prennent soin de leur vie privée), les petites filles devenues femmes gagnent l’estime d’elles-mêmes à travers la séduction et le sentiment d’être aimées par les hommes. Arcan, peut-être, le ressent davantage que d’autres, mais elle n’invente rien. « On ne naît pas femme, on le devient » et pas de n’importe quelle manière (on en revient à la vierge, la mère et la putain). Ensuite on en meurt, en épuisant ses forces vitales dans la séduction et la marchandisation de son image. Arcan, bonne élève, a pris l’injonction à la lettre.
Et pourtant les choses sont ce qu’elles sont, et Arcan n’est pas comprise. En 2007, après la publication de son troisième livre et premier roman, À ciel ouvert , Nelly Arcan est invitée sur le plateau de l’émission québécoise Tout le monde en parle . Les présentateurs de l’émission ne sont pas capables de la moindre analyse et on pourrait penser qu’à part quelques moments de bêtise gagnés pour la télé, les conséquences s’arrêtent là. Mais non, l’ignorance et le conformisme peuvent engendrer l’abjection. Arcan est prisonnière sur le plateau, elle est la proie des présentateurs qui ne résistent pas, ils en ont tant l’habitude. Ils déforment ses propos, commentent son décolleté et la prennent au piège : elle veut s’émanciper de l’aliénation à la beauté, alors pourquoi arborer une telle tenue ? Ils ne voient pas ce qu’il faut voir, précisément là où Arcan est cruellement cohérente… Tous confirment ce qu’elle dénonce sans répit : les femmes n’existent que pour leur corps. L’humiliation est immense et lui donnera d’écrire La honte , nouvelle qui commence par ces mots :
« Le jugement du monde entier, reflété par son visage défait, s’était rabattu, ce soir-là, dans son décolleté. C’était comme si, au creux de ses seins corsetés, s’était logée la plus vieille histoire des femmes, celle de l’examen de leur corps, celle donc de leur honte » .
L’extrait de l’émission est disponible sur YouTube et il est générateur de colère ; la colère d’entendre les rires gras, les remarques salaces et vulgaires des hommes présents sur le plateau ; la colère de voir le visage honteux d’une femme se faire ridiculiser. Nelly Arcan, après l’émission, a passé une semaine dans sa robe pour se soumettre sans pitié à son propre jugement, devant le miroir des heures durant, effondrée et pensant, encore, devenir folle.
Arcan, dans ses rêveries, imagine une issue à l’aliénation : un monde où être femme ne veut plus rien dire et, pour cela, un monde où être homme ne veut plus rien dire non plus. Le combat est acharné parce qu’il a contre lui la biologie, qui a piégé les femmes, priées de laisser les hommes les prendre de toutes les façons depuis la nuit des temps, pour faire des enfants, disent-ils avant toute chose, voilà pourquoi elles sont désirables, c’est une question de survie et après le temps de la survie vient celui de la mort. Si les femmes pouvaient, à la place des hommes, décharger leur fertilité, écrit Arcan, les hommes ne parleraient que de ça, et comme les femmes ils se feraient désirables, ils appelleraient à la décharge en eux. On n’est pas passés loin et, cette injustice de l’histoire, elle est impardonnable, parce que ça aurait tout changé.
« Si la reproduction avait dépendu du plaisir des femmes, les femmes n’auraient eu d’autre choix que d’élargir à l’infini leur cercle d’hommes qui auraient alors vécu en se traînant à leurs pieds, les hommes auraient fondé leurs institutions par le bas et se seraient punis entre eux de leur incompétence. Ils n’auraient pas eu le temps de se faire la guerre » .
L’humanité eût-elle survécu ? Répondre non n’est pas forcément pour déplaire.
Pourtant personne ne peut rien y changer et Arcan sait faire la différence entre ses rêves et la réalité. Elle sait que « rien n’empêchera jamais la misère des hommes à aimer les femmes et le rôle qu’elles-mêmes jouent dans cette misère », elle sait que « rien n’empêchera jamais les hommes de marquer de leur sexe tout ce qui les entoure et les femmes de le vouloir ». Rien ne la soulagera du poids inéluctable de la vieillesse qui s’annonce, alors que chaque jour supplémentaire à être jeune et femme est un jour de trop – elle ne le supporte plus. La prison est sans faille et revoilà le piège qui fut tendu aux femmes. C’est qu’on les a camisolées dans une burqa de chair. La seule manière d’en sortir est de quitter le jeu, de briser les règles en leur principe. C’est seulement, enfin, le sentiment de gagner, mais il y a un prix à payer. Elle qui voulait tellement être prise au sérieux, voilà que maintenant on la croit.
Arcan est obsédée par sa propre mort. Elle passe sa vie, écrit-elle, à mourir sans cesse, mais jamais jusqu’au bout. C’est sa vie à elle, elle l’interpelle du côté de la mort. Pas trop vieille, elle le sait, elle le jure, elle mourra avant ses 30 ans, avant la laideur et l’oubli. La prophétie traverse tous ses livres et ses tentatives de suicide, dans la vie réelle, sont nombreuses avant d’y parvenir. L’histoire ne manque pas d’ironie : son dernier roman, Paradis clé en main , met en scène une jeune femme devenue paraplégique à la suite d’un suicide raté et qui retrouve peu à peu goût à la vie. N’y voyez pas un signe de renouveau, le livre paraît posthume. Arcan se pend quelques semaines avant sa sortie. Elle aura tenu jusque 36 ans, six de plus que prévu. Découvrir son combat contre l’appel de la mort après son suicide est d’une tristesse infinie, dès lors que l’on sait déjà, en lisant ses doutes, que la mort a gagné. Dix ans après sa mort, mourir reste ce qui arrive aux femmes dès qu’elles ne sont plus des putains priées de disposer leur corps comme un territoire à conquérir. Arcan écrit : il y a d’un côté les putes et de l’autre les larves. Laissons de côté les larves qui ne sont pas vraiment femmes et restons-en avec les putes. Certes sorties du statut de larves inexistantes, il ne faudrait pas non plus qu’elles gagnent trop en contrôle. Les vraies putains, on les déteste, alors on s’assure qu’elles ressemblent toujours à des enfants, par définition soumises. Des poils d’enfant, une petite culotte blanche sur le chemin du retour de l’école, comme Arcan la décrit longuement dans Putain , et un sexe d’enfant, coup de théâtre génial et sordide d’un personnage d’ À ciel ouvert , pour battre une rivale et conquérir l’homme que toutes deux aiment : une vaginoplastie qu’elle expose théâtralement à un attroupement de photographes, exaltée par son nouveau pouvoir. Des mères, Arcan ne parle pas, sauf pour dire qu’elle renonce à en être. Que les femmes le deviennent ou non, c’est là leur coup fatal, elles ne sont jamais gagnantes. Disparaître derrière l’enfant est la fin d’un monde, mais mourir sans avoir aimé d’enfant de soi, en plus de mourir vieille et laide, c’est ajouter le péché au crime.
Alors certains diront que c’est autre chose et bien sûr il y a autre chose. Nelly Arcan est abusée enfant, par qui, ce n’est pas clair. Elle est élevée en pleine campagne, dans une famille catholique très pratiquante, au regard conservateur et froid sur la sexualité. Elle a une sœur qui décède avant sa naissance et que ses parents ont du mal à remplacer (son nom de prostituée sera celui de sa sœur). Son adolescence est traversée par l’anorexie et la dépression, déjà, s’installe qui ne la quittera plus. Elle sait que quelque chose en elle n’a jamais été là, qu’il lui manque l’assurance d’un futur, la substance d’une vie complète. Dès l’âge de 15 ans, elle sait qu’elle en finira très tôt. Arcan est fragile mais Arcan est lucide, son jugement sur le monde est sans faille. Les deux évènements de l’abus et de l’anorexie, d’ailleurs, viendraient plutôt consolider l’analyse que la détruire. Enfant au corps blessé, adulte au corps blessé (raccommodé ?) par d’innombrables chirurgies esthétiques – tiens, les hommes ne sont pas loin.
Nelly Arcan est morte le 24 septembre 2009. Ses cris nous restent, dix ans plus tard. Le monde n’a pas changé mais depuis peu souffle un vent nouveau. Toujours à la mauvaise place, jamais bien là où il faut, Arcan est peut-être née une décennie trop tôt. Ou nous montre le chemin.