critique &
création culturelle

Nimis Groupe

Ceux que nous avons vus, nous les avons rencontrés

C’est une période intense qui s’achève pour le Nimis Groupe. Un Thema était organisé autour de leur création Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu et les a suivis du 19 au 31 janvier au Théâtre National. Karoo en a profité pour rencontrer deux de ses acteurs, Romain David et Dominique Bela, histoire de papoter un peu.


Pourriez-vous nous raconter la genèse de votre projet ?
Romain David : Le projet est né en 2012, dans le cadre du projet PROSPERO par lequel l’école d’acteurs de Liège (l’ESACT) et l’école d’acteurs de Rennes (l’école du TNB) ont pu effectuer un échange culturel. L’année suivante, certains acteurs de Rennes et de Liège se sont dit que ce serait bien de continuer à travailler ensemble. C’était l’époque des premières expulsions et démantèlements de camps de Roms en France. Parallèlement à notre rencontre, qui avait été financée par des budgets alloués par l’Union européenne, des budgets encore plus importants étaient débloqués pour empêcher d’autres gens de venir nous rencontrer. Ça nous a interpellés. On s’est demandé ce que c’était que tout ce merdier et comment on faisait pour s’y retrouver… On a donc commencé à se réunir, par périodes d’une ou deux semaines à peu près tous les trimestres, pour essayer de rencontrer des parlementaires, de lire les annales parlementaires, etc.
Et comme on ne parvenait pas à rencontrer les parlementaires européens, on est allé à la rencontre d’associations, notamment le CIRE1 , on a lu Claire Rodier2 et petit à petit, en s’informant sur le sujet, on a découvert l’agence FRONTEX. Cette agence s’occupe de la gestion des frontières externes de l’Union européenne. Elle passe aussi des accords avec les pays tiers qui ne font pas parties de l’Union.
Ensuit, on s’est dit aussi que c’était quand même bizarre de parler de la migration et des migrants alors qu’on n’avait pas encore été au contact des principaux intéressés. On s’est donc rendus dans le centre fermé de Bierset, où l’on a pu rencontrer, notamment, Dominique. La suite, je te laisse la raconter ?

Dominique Bela : La suite, c’est qu’un matin, nous avons vu débarquer une délégation de blancs au centre de Bierset. Les assistants nous avaient prévenus. Immédiatement j’ai été séduit par le projet, notamment parce qu’il était collectif : ils en sont porteurs mais nous, on apporte notre vécu.
Il faut savoir que le centre de Bierset est une ancienne caserne militaire, pratiquement isolée de la ville de Liège, comme si on voulait nous faire comprendre qu’on ne veut pas nous voir, nous les migrants. On est là, environ huit cents personnes, parquées hors de la ville à loger à dix ou quinze personnes par chambre d’environ 20 m². C’est vous dire la promiscuité qui y règne. Je parle de la vie quotidienne au centre parce que c’est une vie au ralenti. Il n’y a que trois destinations : la chambre, les toilettes et le réfectoire. Donc, pour nous, cette rencontre, c’était comme un bol d’air. Même si, au tout début, on était méfiants. On se demandait si ce n’étaient pas des agents de l’office des étrangers ou du CGRA5 qui s’étaient déguisés. Puis la confiance s’est instaurée et on a fait des ateliers de théâtre ensemble. Maintenant ça fait trois ans, apparemment ça va bien quoi, on fait carrément des interviews ! (rire).

Quand vous vous êtes lancés dans l’aventure, vous rendiez-vous compte des proportions que ce projet allait prendre ?
RD : Non. Lorsqu’on a commencé on voulait juste essayer de continuer à faire du théâtre ensemble. Ensuite on est allé de surprise en surprise. Par exemple, quand on s’est dit qu’on allait faire un spectacle en collaboration avec des personnes migrantes, on croyait que ça allait permettre à tout le monde d’avoir ses papiers. On était dans cette naïveté-là. Faire un spectacle, c’est quelque chose de noble, c’est un travail, ce sont des contrats, c’est une reconnaissance publique. Pour nous, ça permettrait de passer outre toutes ces démarches administratives. Ça a été une grosse surprise quand les avocats nous on ri au nez en nous disant que non, ça ne se passait pas comme ça. Acteur ou actrice, ce n’est pas un métier en pénurie, on ne peut pas être régularisé sur cette base.

Au cœur de votre démarche, il y a aussi une recherche qui peut s’apparenter à une enquête journalistique. En tant qu’acteur, êtes-vous formé à cela ou apprenez-vous sur le tas ? Le fait que Dominique soit journaliste vous a-t-il aidé par exemple?

Romain David

RD : En effet, il y a de l’investigation depuis le début mais c’est avant tout parce qu’il y avait très peu d’informations. Dans un premier temps, on était juste en recherche théâtrale pour voir si on aurait assez de matière pour faire un spectacle. On s’est rendus à Lampedusa, à Calais, on a rencontré beaucoup de gens.
Le fait que Dom soit journaliste est un élément supplémentaire parce que la prise en charge de sa parole dans le spectacle est basée sur sa propre histoire. En même temps, ce qu’il met en actes dans le spectacle est, en soi, une recherche journalistique. Donc oui, ça se mélange et ça a une influence sur le travail.


Ce n’est donc pas grâce à votre formation d’acteur qu’une telle démarche peut avoir lieu ?
RD : Pas forcément. Mais c’est vrai qu’à l’école d’acteurs de Liège, on est amené à prendre en charge des créations, donc il y a une dimension de recherche documentaire qui y est assez importante. Il y a aussi des projets pédagogiques qui demandent aux étudiants de devenir les auteurs de leur spectacle. Et pour devenir un auteur, que ce soit au théâtre ou en littérature, de toute façon, il faut se renseigner sur son sujet.

Je ne sais pas si c’est une chance ou une malchance – c’est vous qui allez me le dire – mais, entre-temps, les médias se sont penchés sur la question de la migration en mer Méditerranée qui, jusqu’il y a peu, était quand même relativement passée sous silence. Votre travail en a-t-il été influencé ?
DB : Oui, il y a pas mal de choses qu’on essaie d’ajuster mais on ne veut pas coller à l’actualité car c’est un sujet bien plus transversal.
RD : On sait depuis très longtemps que des enfants meurent en mer, bien avant que le petit Aylan ait été photographié. Déjà, dans le témoignage du docteur Bartolo à Lampedusa on l’entend dire : « Combien d’enfants morts ai-je tenu dans mes bras ? » Que cette photographie produise un tel effet sur la population, tant mieux. Cela permet de sensibiliser les gens. Quand il y a un enfant, bizarrement c’est là que tout le monde se réveille. Je ne juge pas cela, c’est juste un fait. Mais on ne veut pas aller dans ce sens-là.
DB : On préfère chercher la logique derrière tout cela.
RD : Après, ça a ses avantages : il y a une belle couverture de presse sur le spectacle et c’est bien. Pas parce que c’est bon pour le spectacle – soit, oui, c’est vrai – mais ça veut dire aussi que le regard des médias a changé. Ça montre un autre point de vue que celui des politiques. Or, si on avait si peu d’informations sur la migration, c’était parce que les politiques n’en parlaient pas, donc c’est bien que quelque chose ait changé.

Lors de l’étape de travail partagée avec vous, vous nous expliquiez votre problème de légitimité. L’avez-vous surmonté et comment ?
RD : On avait un problème de légitimité à parler des souffrances de gens qui sont dans la migration sans l’avoir connue nous-mêmes. Mais on a commencé à le résoudre lorsqu’on a rencontré Dominique, Tigi, Jeddou et les autres. Ils sont devenus nos partenaires.
Ensuite, quand on est parti à Lampedusa et à Calais, on a commencé à se placer en enquêteurs, justement. On devient l’écho de ce qu’on voit et entend. Quand Anne-Sophie traduit l’interview du docteur Bartolo, elle se met à son service sur le plateau. Cette position de porte-parole nous correspond.

« Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu » au Théâtre National

Comment avez-vous fait, concrètement, pour que des personnes en migration puissent être à vos côtés aujourd’hui sur le plateau ?
RD : Ça a mis beaucoup de temps. On a d’abord fait des ateliers ensemble puis on s’est entourés de juristes, d’avocats. On a pris rendez-vous avec des associations qui aident les personnes sans papiers et petit à petit, une partie du groupe à pu s’insérer dans la société. Ensuite, le fait de travailler avec des gens qui sont en procédure de régularisation nous permet de trouver certains rouages, qui ne sont pas utilisés d’habitude, pour permettre de faire en sorte que toutes les personnes puissent être sur le plateau.

Le statut de certains acteurs pose question lors de l’organisation des tournées. Y a-t-il malgré tout une volonté de sortir le spectacle des frontières belges ?
DB : Oui, et on l’a déjà fait puisqu’on est allé jouer les Tables de travail à Lyon. On est allé au festival Sens interdit.
RD : C’est un gros festival géré par Patrick Penaud. Toute l’année, il travaille afin de faire venir des créations étrangères, des spectacles qui sont difficiles à mobiliser parce qu’ils ont, par exemple, des problèmes pour obtenir des visas. Même avec des invitations d’un grand festival européen, ça ne marche pas à chaque fois. Mais lui, il trouve les moyens pour faire en sorte que les acteurs, les actrices, les auteurs, les metteurs en scène soient tous là. Oui, c’est possible, le spectacle peut bouger. Il faut juste que les structures d’accueil investissent la volonté nécessaire, c’est-à-dire un peu plus que pour accueillir un spectacle « normal ». C’est aussi compliqué parce qu’on est nombreux, vingt et une personnes au total, et ça coûte cher.

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Vous pratiquez un théâtre engagé mais sans le petit côté donneur de leçon ou culpabilisant qu’on retrouve assez souvent dans ce type de théâtre. Quel est votre secret ?
RD : On n’aime pas recevoir de leçon donc on n’a pas envie d’en donner. Puis on n’a pas de leçon à donner, tout simplement. Je crois que c’est aussi lié à la rencontre qui est assez joviale, vivante. C’est surtout ça qu’on essaie de proposer sur le plateau : la vie, la joie, la résistance. On croit souvent que c’est grave. Grave, triste et déprimant. Alors qu’en fait, non. Certes, c’est grave mais c’est aussi extrêmement enrichissant et vital pour nous.

Justement, à partir de ce sujet grave, vous parvenez à faire un spectacle très drôle. Vous riez de situations extrêmement dramatiques. Où puisez-vous cet humour ?
DB : On rit tous les jours. Ça fait partie de nos échanges, de notre vie quotidienne.
RD : On a pas mal d’ironie aussi sur le sujet. La politique migratoire de la Belgique est parfois tellement incroyable que ça nous fait rire. Bon, c’est parfois un rire jaune : par exemple, on a appris récemment le régime des RPI7 , qui est un moyen légal pour payer des gens et est normalement accessible à tout le monde, vient d’être revu. On y a notamment ajouté qu’on ne pouvait plus faire de RPI à des personnes qui étaient en situation irrégulière sur le territoire. Quand on a su ça, on s’est dit que c’était fou de voir à quel point des gens passaient tout au peigne fin pour être certains d’empêcher toute personne en situation irrégulière d’être rémunérée, même une petite journée de travail. C’est tellement gros qu’on ne peut qu’en rire.

Les personnes qui ont vécu la migration et qui doivent monter sur scène pour raconter et donc revivre ces moments difficiles ont-elles reçu une sorte de formation de la part des acteurs professionnels afin de se protéger, d’adopter un certain recul ?
DB : Je suis peut-être la mauvaise personne pour répondre à cette question car j’ai moi aussi une formation d’acteur. En fait, je ne joue pas quand je parle de moi, je suis moi. Je ne joue pas un comédien qui vient faire le journaliste. Je fais ce que je faisais avant, face à la caméra. On en parlait encore hier : avant d’aller sur le plateau, c’est comme si j’étais encore dans les couloirs de ma chaîne. Je dois juste prendre conscience que c’est moi qui parle et que j’ai envie de dire des choses.
RD : On n’a pas essayé que ces gens deviennent des acteurs, juste que tous aient les petits outils nécessaires pour pouvoir s’exprimer librement.

Merci beaucoup pour le temps que vous m’avez accordé. Juste une dernière question : quelqu’un a-t-il déjà appuyé sur le buzzer mis à disposition du public tout au long de la pièce ?
RD : Jamais. Et on n’a pas prévu la situation pour répondre.
DB : Mais si tu veux, tu peux revenir et appuyer pour poser ta question, on y répondra ! (rire).

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