Notes sur…
Avec Inherent Vice , adaptation d’un roman éponyme de Thomas Pynchon, Paul Thomas Anderson ne livre pas seulement une œuvre complexe et formellement brillante, qui déjoue les codes du « film noir », il signe aussi, et peut-être surtout, un trompe-l’œil poignant.
Matthias de Jonghe vous propose un dernier retour sur 2015 et évoque Inherent Vice de Paul Thomas Anderson. Son enthousiasme pour cette œuvre remarquable n’a pu résister à l’exhaustivité et a donné naissance à un véritable petit essai. Il vous invite à le découvrir en quatre étapes, tout au long de la semaine sur Karoo. Lire la partie (1) et la partie (2) .
Sans conteste, l’une des racines maîtresses de ce processus d’atomisation signant le triomphe d’un individu libéré de tout ancrage identitaire ferme est à chercher du côté des mutations du capitalisme, à la fin des années soixante – moment où celui-ci parvient à intégrer, en en tirant profit, les aspirations hédonistes et la soif d’émancipation d’une génération qui ne croit plus en son pouvoir de changer les choses.
Cette espèce d’annexion de ses contre-valeurs par la doxa en vigueur ne reste pas sans effets : pratiquement, elle invite chacun à se retrancher en soi-même [1] (ce qui, à tous les niveaux, contribue à aviver la concurrence et la compétition entre les êtres) et à poursuivre son accomplissement non plus dans les marges du flux consumériste, mais au cœur même de celui-ci. Par touches subtiles, Inherent Vice donne à voir cette mécanique de récupération : par exemple, lorsque, dans une publicité télévisée, Bigfoot, pourtant pourfendeur acharné du mode de vie de Doc et ses semblables, vante en leur empruntant leur rhétorique (les expressions « Right on ! » et « Groovy ! », notamment) les bienfaits de la propriété privée et de l’immobilier de luxe ; ou lorsque Coy, enfin rendu à sa famille, reçoit en échange de ses services une carte de crédit et un mot de remerciement : « Welcome back to the main herd ». Rejoindre le troupeau, quitte à y crever de solitude [2] – ou disparaître : voici en effet, formulée de façon lapidaire, l’alternative qui s’offre aux hippies.
En ce sens, Inherent Vice fait tout autant le récit d’un morcellement que celui, en creux, d’une uniformisation, dont le fondement paradoxal relève de l’injonction indifférenciée ( i.e. adressée à tous) à être différent. Ainsi exprimé, le programme absurde et intenable de l’individualisme – se démarquer pour exister – laisse deviner, hors cadre, un inframonde, grouillant de tous ceux qui n’ont pas rejoint le troupeau [3] , autrement dit : tous ceux qui échouent à se faire reconnaître, tous ceux qui ne peuvent, par manque de ressources, se bricoler le masque de singularité qu’il conviendrait d’arborer. S’ils demeurent la plupart du temps invisibles, ceux-là n’en constituent pas moins un peuple entier : le peuple des sans-dents, des traîne-savates, des va-nu-pieds ; la masse silencieuse de ceux qui vivent dans l’ombre, dans les interstices ou aux lisières des espaces cadastrés : les expropriés, les égarés, les exclus, les spoliés, ceux qui, par leur seule existence, contrarient la circulation de la marchandise et l’engrangement des profits.
Sans vraiment mettre en scène ces voix oubliées, Inherent Vice recueille néanmoins quelque chose de la rumeur sourde que produit leur concert ; fidèle en cela à la vision de Pynchon, le film d’Anderson fait de cette multitude dérobée la mémoire vivante d’un rêve perverti, mais qui persiste à l’état de fantôme revenant parfois, au gré d’incursions la plupart du temps à peine notées, inquiéter et troubler le monde qui n’a pas voulu de lui – souvenir d’une possibilité irréalisée, infiltrant le présent d’imperceptible façon. Contrecarré par l’histoire, le projet hippie ne faisait au fond que décliner à sa manière ce songe finalement déçu d’une Amérique idéale et lourde de promesses lumineuses (paix, amour et joie pour tous), entraperçue un moment, mais vouée au dévoiement par « les antiques forces de l’avarice et de la peur » ( dixit Sortilège).
Une utopie qui s’effondre a forcément quelque part ses naufrageurs : la cohorte sans fin de ceux qui s’emploient à capter et détourner les énergies positives, ou à en confisquer les fruits – ici, entre autres, la nébuleuse Golden Fang, qui s’enrichit grâce aux principes cyniques de l’intégration verticale : 1/ elle alimente la désillusion des hippies en leur vendant de la dope, puis 2/ propose, de nouveau moyennant paiement, de les accueillir pour les sevrer (et rafistoler leur dentition), avant 3/ d’en revenir à l’étape 1/. Dans un tel contexte, la place faite aux rêveurs et aux intentions pures tend à se réduire comme peau de chagrin : c’est ainsi que Mickey Wolfmann, le magnat en quête de rédemption, voit ses élans de générosité neutralisés ; interné avec son consentement dans la clinique du Golden Fang, il y est rééduqué – c’est-à-dire, ramené à la raison comptable et soustrait à ce qu’il nomme lui-même, résigné, son « bad hippie dream ».
A contrario , dans un univers en pleine reconfiguration, porté vers la promotion débridée du succès personnel, Doc résiste et parvient, peut-être bien malgré lui, à incarner un îlot de constance [4] et d’innocence préservées, qui maintient intacts quelques lambeaux du songe que tous, si ce n’est pas déjà fait, s’apprêtent à enterrer. Il n’en serait pas ainsi en d’autres temps, sans doute, mais, dans la Californie de 1970, la pagaille se veut telle que Doc s’impose de façon inattendue en point d’ancrage, fiable et assuré – l’insistance qu’il met à rappeler son éthique irréprochable et son professionnalisme rappelle en ce sens l’adage fameux de Thompson : « When the going gets weird, the weird turn pro » (« Fear and Loathing at the Super Bowl »).
Professionnel, Doc, certes – mais dans quelle matière ?
[1] À cet égard, la question que Doc adresse à Shasta dans la première scène du film – « How do I reach you ? » – détient une portée symbolique évidente – de même pour la réponse : « You don’t ».
[2] Cette solitude, Coy en ébauche brièvement le portrait d’une formule touchante : « I realized how often people asked questions they already know the answers to. They just wanna hear it from another voice ».
[3] C’est cet inframonde, auquel Pynchon dédiait déjà certaines des plus belles pages de Vente à la criée du Lot 49 , qu’Anderson invoque très tôt dans son film, par l’entremise de la brève méditation que Sortilège consacre à l’urbanisation sauvage dans les environs de Los Angeles.
[4] En témoignent son engagement sans faille pour Coy, et la permanence de son amour pour Shasta.