Notes sur…
Avec Inherent Vice , adaptation d’un roman éponyme de Thomas Pynchon, Paul Thomas Anderson ne livre pas seulement une œuvre complexe et formellement brillante, qui déjoue les codes du « film noir », il signe aussi, et peut-être surtout, un trompe-l’œil poignant.
Matthias de Jonghe vous propose un dernier retour sur 2015 et évoque Inherent Vice de Paul Thomas Anderson. Son enthousiasme pour cette œuvre remarquable n’a pu résister à l’exhaustivité et a donné naissance à un véritable petit essai. Il vous invite à le découvrir en quatre étapes, tout au long de la semaine sur Karoo. La partie (1) est à lire ici .
Pour beaucoup, le gouvernorat sécuritaire et ultralibéral de Reagan a valeur de virage réactionnaire expliquant, au moins en partie, le désengagement d’une frange importante de la communauté post- beat à l’égard de la vie collective et des préoccupations politiques ; Hunter S. Thompson, pape du Gonzo journalism et observateur avisé de la société américaine, constatait déjà cette progressive altération de perspective dans les pages du New York Times Magazine , presque deux ans jour pour jour avant le Bloody Thursday : « The hippies, who had never really believed they were the wave of the future anyway, saw the election returns as brutal confirmation of the futility of fighting the establishment on its own terms. There had to be a whole new scene, they said, and the only way to do it was to make the big move – either figuratively or literally – from Berkeley to the Haight-Ashbury [quartier de San Francisco, épicentre du mouvement hippie], from pragmatism to mysticism, from politics to dope, from the hangups of protest to the peaceful disengagement of love, nature and spontaneity » (« The ‘‘Hashbury’’ is the Capital of the Hippies »).
C’est ce petit groupe proche de l’évanouissement, enclin au repli sur soi et cherchant de quoi oublier sa désillusion dans l’herbe, l’acide ou l’héroïne, que capte Inherent Vice ; ce faisant le film de PT Anderson en vient à mettre au jour les contradictions d’une utopie désaccordée, inadaptée au monde dans lequel elle plonge ses racines et désormais incapable d’y semer les graines du changement. Dépourvus de programme clair et d’organisation structurée, les hippies tiennent leur survie pour acquise et se contentent pour la plupart d’une vie « au jour le jour », alors même qu’ils évoluent par ailleurs dans une société de plus en plus convaincue des vertus du capitalisme sauvage. Ce désajustement radical entre l’idéal visé et l’environnement en mutation dans lequel cet idéal doit se couler résonne comme une condamnation : contraint au grand écart et à la schizophrénie, rongé par la paranoïa (sur ce plan, la war on drugs décrétée par le président Nixon n’arrange pas les choses), le mouvement implose peu à peu – « ‘‘Love’’ is the password […], but paranoia is the style », écrivait déjà Thompson en 1967.
En août 1969, l’Amérique se réveille avec la gueule de bois et découvre, épouvantée, ce qu’il est advenu de ses ambitions révolutionnaires : Charles Milles Manson, flower child dégénéré et gourou d’une communauté hippie des environs de Los Angeles, pousse ses ouailles à commettre une série de meurtres brutaux, sur fond de délire complotisto-suprémaciste. Cet événement, dont l’ombre plane sur Inherent Vice , sonne aux États-Unis le glas des années soixante et préfigure les dix années d’agonie à venir, qui, entre essor du consumérisme, spectacularisation effrénée de l’existence, et déclin dramatique de la chose publique, constitueront le ferment de la décennie quatre-vingt, tout entière livrée aux appétits cyniques de l’idéologie yuppie.
Historiquement, l’action d’ Inherent Vice se situe donc sur le fil du rasoir – elle s’inscrit dans un no man’s land transitoire, dans un moment de suspens et d’indécision, dans une zone de tumulte à l’interface de deux mondes, dont l’un sombre lentement dans l’oubli [1] , tandis que les contours de l’autre tardent à se préciser. Aux yeux de Doc, d’ailleurs, le trouble domine – que Shasta exprime dès ses premiers mots : « He thinks he’s hallucinating ». Le chanvre n’est pas seul à blâmer : lorsque ce sont les temps, l’Amérique eux-mêmes qui déraisonnent, comment s’assurer encore de la réalité de ce qui paraît ? Il se pourrait, au final, que Shasta, dans la scène inaugurale, ne soit pas vraiment là ; il se pourrait que tout le film ne soit qu’hallucination (ou plutôt : succession d’hallucinations arrimées à ce fantasme presque tangible du retour de Shasta), rêverie se déployant dans l’esprit embrumé de Doc et s’arc-boutant sur les paroles sibyllines prononcées par Sortilège (Joanna Newsom) – voix over entêtante et personnage secondaire s’érigeant peut-être bien, en dernière instance, en garant du sens et de la cohérence de ce curieux barnum.
Qu’elle relève ou non de l’illusion, cependant, la matière mise en images par PT Anderson porte témoignage pour une époque ; et l’essentiel de ce témoignage touche sans doute aux manières dont le désenchantement ambiant contamine les consciences et s’exprime au quotidien, notamment dans les rapports interpersonnels. Les charmes de l’utopie rompus, l’horizon s’assombrit : les choses et les êtres semblent soudain tellement complexes qu’ils en deviennent illisibles (c’est le cas de Shasta pour Doc, par exemple) – et tout se passe comme si les mots avaient tout à coup cessé d’adhérer à leurs référents (ce qu’ils n’ont, du reste, jamais vraiment fait). Les idéaux de sincérité et d’authenticité qui guidaient la jeunesse hippie s’en trouvent disqualifiés – d’où les nombreux quiproquos, incompréhensions, mésententes, dialogues de sourds qui émaillent Inherent Vice . La paranoïa générale n’est en fait que le symptôme du mal plus profond qui ronge alors les individus : le doute redécouvert, une forme d’insécurité fondamentale, d’autant plus effroyable qu’elle ne se donne pas pour nouvelle – ce qui lui vaut par conséquent de s’étendre, après coup , à ce qui précède sa révélation.
Dans Inherent Vice , le faux-semblant règne ainsi en maître : les morts rayonnent d’une vie intense (Coy), les flics coriaces dissimulent des trésors de vulnérabilité (Bigfoot), les demoiselles en détresse mènent la barque (Shasta), etc. Mais la duplicité, ici, ne s’apparente pas, comme souvent pour le film noir , au grain de sable occasionnel venant gripper les rouages d’une machinerie sans cela entièrement vouée à la vérité : plutôt, elle est le fin mot, l’alpha et l’oméga d’un univers au sol en permanence sur le point de se dérober, où tout signe prête à plusieurs interprétations – « I don’t know what I just saw », avoue Doc à Coy, dans une scène noyée sous la brume. Dans ces circonstances, tandis que rôde déjà le spectre de la surveillance de masse (que matérialiseront bientôt les scandales du programme COINTELPRO et du Watergate), le meilleur moyen de faire bonne figure et de s’accommoder de l’incertitude consiste peut-être à prendre la pose, plus ou moins consciemment – en d’autres termes, à assurer son image job (selon les termes de Coy) ou à jouer un rôle (comme Shasta le laisse entendre à Doc).
Sur ce point, même l’afro apparemment négligée de Sportello s’avère en réalité le fruit d’un détour chez le coiffeur. Parce qu’elle maintient ouverte la possibilité de l’imposture ou de l’usurpation, cette stratégie de la pose ne préserve pas le tissu social de la déchirure ; dans Inherent Vice , la collectivité, en proie au doute, s’est déjà morcelée en un nombre considérable de groupes, de groupuscules, de factions, de gangs, dont les membres ne s’unissent que provisoirement, en fonction de leurs intérêts du moment et au mépris de tout souci moral : les Blacks et les Juifs s’acoquinent avec les néonazis, les policiers avec les assassins… La contradiction ? Notion relativisée, voire oiseuse : les appartenances multiples, fluctuantes, fragmentaires déterminent pour chacun une identité instable, qui s’accommode autant des paradoxes que des conversions ; Shasta, par exemple, qui révoque le credo hippie pour vivre fastueusement aux côtés d’un riche promoteur, incarne à sa manière cette « personnalité pastiche » (K. Gergen), ce sujet protéiforme, dont la relation au monde et aux autres se module sous l’angle du « jeu » ou de la « flânerie » (H. Rosa).
[1] De ce point de vue, Anderson convie son spectateur à la dernière Cène de la communauté hippie, telle que Denis, l’acolyte de Doc, en capture l’image avec son appareil photo.