« L’île est tellement d’îles »
Dans une quête créative autour du prisme de l’île, trois artistes nous livrent leur interprétation d’un des plus célèbres motifs de la fiction : tour à tour au cinéma et en littérature, Damien Manivel, Irma Pelatan et Benjamin Hoffmann explorent l’île comme territoire métaphorique, miroir de leur subjectivité.
Innombrables sont les îles de l’imaginaire. Hier encore, je volais au-dessus d’une maquette éclairée, dans ma nacelle mécanique de l’attraction Peter Pan, énième occurrence de ce lieu rêvé qui, de vitrine à prospectus, tient la même promesse floue. C’est un paradis sans loi où tout est possible. D’Utopie à Tahiti, en passant par le Camp des pirates de Tom Sawyer, l’île envoûte. Comment expliquer un tel magnétisme ?
Ce 1er novembre, à l’occasion de la clôture du festival de courts métrages Smells Like Teen Spirit au Grand Action à Paris, la projection du film L’Île de Damien Manivel m’a replongée dans une vieille obsession. Fin de l’été, fin, peut-être, de l’enfance : Rosa, pour sa dernière soirée en France, retrouve sa bande d’amis sur l’Île, un bout de plage devenu repaire, bientôt sanctuaire, de leurs années lycée. Pendant plus d’une heure s’entrelacent l’intensité de cette nuit de fête, et celle des répétitions du film – transposition d’une dynamique de groupe d’un décor à un autre, intense, vraie, épuisante. Cette bande de sable est le bout du monde, la boîte de Petri où fleurit et se meurt l’adolescence. Quand il est l’heure pour Rosa de partir, et pour le film de se terminer, je pense au caractère inéluctable de ce départ. Une question bourgeonne dans ma tête, qui me semble être la clé de tout : que représente l’île, ici ? Damien Manivel me répond : l’île, c’est ce qu’on veut y mettre.
L’île est un support, peut-être une scène où se joue une seule pièce, en boucle, pour toujours : le drame de la vie humaine. Mais n’est-elle pas plus que ça, plus qu’un lieu ?
Une nuit, soudain, je me souvins de Clipperton. Une île française, un anneau blanc posé comme un nombril au milieu du Pacifique Nord. Une île déserte, inaccessible, et pourtant inexplicablement pourvue d’un code postal… Au petit matin, Clipperton était devenue le pendant fatidique du vide de ma boîte aux lettres. Ces deux espaces s’aiguisaient l’un l’autre en fantastiques machines à projections.
Du 16 mai au 26 septembre 2017, l’écrivaine Irma Pelatan poste, jour après jour, des lettres à l’adresse suivante : Tout résident, 98799 La Passion-Clipperton. Ces 134 missives, dans leurs belles enveloppes à bordure tricolore, sont autant de tentatives d’entrer en contact avec une île, celle de Clipperton, atoll français perdu dans le Pacifique. Lettres à Clipperton, paru en 2022 aux éditions la Contre Allée, est le recueil de ces appels au silence. De lettre en lettre, on apprend de ce territoire la curieuse géographie, on en découvre la faune, le climat rude, l’histoire tragique… Malgré sa dimension unilatérale, cette correspondance est un réel échange. Nuit et jour, Irma Pelatan rêve à l’île ; une tension se crée, un fil se tend sur la carte.
Avez-vous senti ma présence comme j’ai senti la vôtre ?
Aujourd’hui, Corny-sur-Moselle était Clipperton.
Il n’y a pas de récit plus gorgé d’espoir naïf que celui des lettres au lointain. Ces messages à l’île sont comme ces signaux qu’on envoie aux extraterrestres, peuple par définition ignorant, de nous, de notre importance. Nous leur écrivons pour leur raconter ce qui s’est passé, pour s’expliquer. Clipperton ici se fait miroir, toile vierge où projeter nos peurs, nos combats, qu’on s’approprie successivement et simultanément – il faut alors imaginer une superposition de cartes, toutes annotées différemment, toutes pourvues de leur propre trésor enfoui.
L’île est tellement d’îles.
Tout comme avec son précédent ouvrage L’Odeur de chlore, paru en 2019, Irma Pelatan s’empare ici encore d’un lieu, de sa topographie, pour y apposer une subjectivité aux multiples facettes – corporalité, angoisses, solitude. Sans ambition conquérante, l’autrice vient en paix, se dévoile, fait de l’île le fétiche de ses envies, l’autre versant de sa féminité, et bien d’autres choses encore. Véritable exercice de mise à nu, Lettres à Clipperton est un témoignage poignant et original de la fascination de chacun pour le motif de l’île – une lecture prenante, engageante, qui révèle, dans ma tête de lectrice, de nombreuses pistes de réflexion.
Le livre refermé, je ne veux pas quitter l’île, pas encore. Heureusement, cette destination irrésistible se matérialise ailleurs dans ma bibliothèque, quelque part dans l’océan Indien : l'Île de la Sentinelle. Dans son roman du même nom, paru en 2022 aux éditions Gallimard, Benjamin Hoffmann gravite autour de cette mystérieuse île de l’archipel des Andamans, territoire d’un peuple millénaire et inconquis qui terrasse quiconque s’aventure trop près. Depuis la terre ferme, l’île reste ce point flou dans l’horizon, cette possible réponse. Là où Irma Pelatan porte à son île un amour désintéressé, Hoffmann fait de la Sentinelle un véritable but pour Krish, son protagoniste, avec le postulat suivant :
Quelque part, une île nous attend et nous allons tous à sa rencontre. La mienne, je l’ai trouvée. C’est l'île de la Sentinelle.
Empêtré dans les mondanités de New York, son couple battant de l’aile, le jeune anthropologue se cherche. Avec la pertinente convocation du documentaire Man in search of Man de Prem Vaidya, l’enjeu de cette quête se révèle. L’île est son salut, cet autre lieu, lieu des possibles, hors du temps ; la partie de lui-même encore inexplorée. Benjamin Hoffmann prend donc le parti de la voracité, en dotant l’île d’une précieuse ressource : au prix d’un sacrifice, l’apaisement existentiel.
L’île, on y met donc ce qu’on veut. On y enfouit ses démons, y fait s’échouer ses mots d’amour. Le pacte, alors, est le suivant : sur cette terre instable, au bon vouloir des vagues, toutes nos projections, un jour, pourraient se perdre.