Un petit livre rose, une histoire noire, très noire : celle de Sloper, homme de ménage invisible, pour qui l’horreur prend des allures d’histoire d’amour.
Pour commencer l’année, j’ai lu Ordure , deuxième roman de l’Américain Eugene Marten, paru pour la première fois en 2008 chez Ellipsis Press et aujourd’hui disponible en français aux éditions Quidam. Fort de son expérience en tant que concierge, Eugene Marten a d’abord écrit Ordure sous forme de nouvelle, avant d’être repéré par l’écrivain Gordon Lish. Ce roman sans fioritures, résolument ancré dans la littérature contemporaine, invite à plonger parmi les restes de la vie des autres jusqu’à l’ultime et macabre découverte, qui propulse le récit sur une pente dangereuse…
Ordure retrace avec économie les tribulations de Sloper, un homme de ménage vivant en décalage du monde, alternant entre le décor de sa cave aménagée chez sa mère, et celui des bureaux qu’il entretient une fois les employés partis. Des scènes se répètent, d’ellipse en ellipse, montrant Sloper redoubler d’ingéniosité pour grappiller çà-et-là les restes du déjeuner des autres, se faufiler où il peut, étranger à tout contact humain. Protégé par son chariot d’entretien, qui assied pour de bon son invisibilité, il mène une existence dans l’entre-deux.
Sloper se tint là avec son diable en attendant que les portes se referment. Un des ouvriers fit la grimace.
— Hé oh, vous faites un courant d’air.
Personne ne lui disait jamais rien.
De prime abord, j’ai été très attirée par le pitch du livre : un homme de ménage qui tombe sur un corps dans le vide-ordures. Ce corps, c’est celui d’une femme, celle qu’il désigne comme « la nana qui était sympa avec lui au 23 e », et pour qui il a developpé une sorte d’obsession. Comme on a eu le temps de l’apprendre avant la scène fatidique, Sloper est du genre à récupérer les déchets. Ce corps, donc, enfin, lui appartient. Eugene Marten nous entraîne alors vers l’autre pan du livre, celui où le quotidien s’étire, ponctué, cette fois, de scènes scabreuses entre Sloper et le cadavre.
Étendu sur le dos, il passa un bras sous ses épaules et la fit pivoter sur lui. Lui réchauffa la main en la frottant, puis se mit à la fait aller et venir sur lui. Lui agrippa les fesses. Sa chair s’enfonçait mais n’affleurait plus.
C’est là que ma lecture a commencé à être un peu plus pénible. Il n’est pas aisé de parler de mort (et de sexe) dans tout ce que ça a de physique : les contraintes de la décomposition, les flatulences drôlatiques, la chair qui ne répond plus aux caresses. Dans le cas d’ Ordure , j’ai trouvé les scènes trop nombreuses, peut-être trop descriptives aussi, de sorte que j’y ai senti comme une tentative mal dissimulée d’injecter au livre son lot de sensations fortes. Pour ce qui est de la vraisemblance, j’ai du mal à me positionner : d’une part, il est intéressant de parler de Sloper comme d’un être tellement en marge qu’aucune règle sociale ne l’atteint, et encore moins la justice ; d’autre part, le choix qu’a fait l’auteur d’occulter les éléments d’enquête autour de la disparition de cette femme m’a déstabilisée. Ce parti pris, aux confins du fantastique, ne manque pas, en tout cas, de baigner Ordure d’un halo d'étrangeté supplémentaire.
La fin, un peu trop précipitée à mon goût, ne m’a pas permis de faire la paix avec ce livre, ni de me positionner définitivement. J’en ressors avec la vague impression d’avoir assisté malgré moi à des scènes que je ne voulais pas voir, sans en tirer beaucoup plus qu’un léger désenchantement.
La question de la traduction, maintenant, se pose. Faut-il être au plus près du sens, quitte à faire plier le texte, ou s’en éloigner un peu pour valoriser la langue d’origine ? Le choix qui a été fait ici, de laisser de temps à autre ressurgir l’anglais (« un couple de cannettes »…) ne m’a pas forcément permis d’apprécier le roman comme je l’aurais voulu.
Une note positive pour finir ! Bien qu’assez maladroit à certains égards, ce livre aborde des thèmes forts comme la solitude, l’isolement ou le mépris de classe, ce qui lui vaut de briller, malgré tout, par son intention. Enfin, j’aimerais relever la réflexion intéressante de l’auteur autour du vivant, de ce qui le définit, en jalonnant le récit de scènes où se déroulent, de façon très banale, les soins apportés à la voisine handicapée de Sloper. Bizarrement, pendant toute cette lecture, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à la Neige en deuil , court roman de l’auteur français Henri Troyat, baigné lui aussi d’une mélancolie plate voire plombante, à laquelle le corps d’une jeune femme apporte un peu d’éclat…