Tombée très jeune sous le charme de l’écriture de Paul Claudel, c’est tout naturellement que le choix de Héloïse Jadoul s’est porté sur Partage de Midi pour sa première mise en scène. Elle nous invite à réfléchir sur la réunification du féminin et du masculin, tout en exploitant les merveilles de la langue claudélienne et ses respirations sublimes.
Claudel écrit une première fois Partage de Midi en 1906 et le retravaille en 1948. C’est la version de 1906 que Héloïse Jadoul a décidé de mettre en scène. La version la plus poignante et passionnée car écrite juste après l’expérience amoureuse vécue par l’auteur. Pour la pièce, il devient Mesa et la femme qu’il a aimé Ysé. Elle est mariée à De Ciz lorsqu’ils se rencontrent sur le paquebot qui doit les emmener en Chine. À bord, se trouve également Amalric, un autre prétendant d’Ysé…
La pièce se déroule en trois actes. Le premier se passe à midi, les protagonistes échangent et se découvrent à l’occasion de cette traversée en mer. Le second relate la passion d’Ysé et de Mesa à l’insu du mari. Et la dernière expose violemment à la lumière du soleil couchant le nouvel amour d’Ysé et d’Amalric. Mesa y revient pour reprendre Ysé mais celle-ci s’enfuit avec Amalric. Abandonné, Mesa nous livre ensuite son cantique dans lequel il se repent de sa passion et demande à Dieu de le reprendre avec lui en lui ôtant la vie. Dans la dernière partie qu’Héloïse Jadoul a décidé d’éluder, Ysé rejoint finalement Mesa et c’est le triomphe de l’amour grâce au divin. Ce choix s’explique par son envie de laisser ouverte la question de cette nouvelle alliance entre l’homme et la femme.
Nous sommes mardi soir, au Théâtre de la Vie, le public est installé. On nous a annoncé que la petite fille de Claudel était dans la salle. C’est amusant quand on sait que le récit est presque autobiographique. Quatre comédiens descendent tout à coup les escaliers en béton qui sont du côté jardin. Ils ont l’air serein, toutes les lumières de la salle sont encore allumées. Mesa, Amalric, De Ciz et Ysé viennent d’entrer sur le plateau avec pour toute scénographie quatre larges pans de plastique dorés accrochés derrière eux. Les costumes sont soignés et élégants tout en restant sobres. Ils sont à la fois très actuels et classiques. Les quatre voyageurs font face au public et avec envie et énergie nous envoient les répliques de l’acte 1. L’entrée en matière quelque peu brutale peut faire peur mais une fois les premières minutes passées, une logique de compréhension du texte s’installe et les situations se précisent de mieux en mieux au fil des actes. S’il est difficile de s’y retrouver au début, les personnages gagnent de plus en plus en réalité et chaque vers nous rapproche un peu plus d’eux. Le texte prend vie de manière naturelle, spontanée et contemporaine. Le drame qui se déroule sous nos yeux s’inscrit à merveille dans notre époque contemporaine.
C’est étonnant qu’une pièce écrite il y a plus de cent ans puisse résonner à nos oreilles encore aujourd’hui. Une femme à cette époque ne pouvait avoir que son mari et sa famille. C’était même plutôt le mari et la famille qui possédait la femme. Et même si de nos jours la femme peut quitter le foyer, les relations entre les hommes et les femmes en restent terriblement marquées.
« Cela du moins est à moi. » Mesa
Que ce soit une femme, Héloïse Jadoul, qui mette en scène cette pièce de Claudel rend le voyage que l’on vit encore plus riche. Sarah Grin qui interprète Ysé donne également une lecture intéressante du rôle féminin. Son point de vue de femme contemporaine rend Ysé terriblement touchante parce qu’il fait d’elle un personnage critique envers sa propre condition mais qui ne peut y échapper.
On relèvera ainsi combien certaines scènes respirent le racisme. La peur de l’autre que la metteuse en scène veut ici questionner à travers la relation homme-femme est en réalité présente partout. L’essor du capitalisme se fait sentir aussi. Lorsque le puissant Amalric incarné par Emile Falk-Blin fait entendre par son rugissement sa soif d’entreprendre et de posséder, nous viennent à l’esprit les conséquences écologiques qui découlent de cette époque.
« Nous ne sommes pas des créatures de rêves mais de réalité. » Amalric
Mesa n’est guère plus au cœur de l’histoire que les trois autres personnages mais l’humilité que lui insuffle le comédien Adrien Desbons le fait briller d’une manière unique. Le texte sort clair de sa bouche et l’on se délecte de la poésie du texte claudélien jaillissant de sa poitrine soulevée par l’émotion.
À vrai dire, aucun comédien ne dénote. Les quatre acteurs se donnent corps et âmes tout au long d’une mise en scène parfaitement maîtrisée. Ils nous offrent une histoire tragique dans une ambiance qui se veut de plus en plus intimiste. Les lumières sublimement travaillées créent un cadre tamisé dès l’acte 2 et permettent aux spectateurs d’entendre le texte d’une tout autre manière. Les transitions accordent, elles aussi, un temps de respiration entre deux flots d’émotions. Elles sont tantôt lentes et précises, tantôt envolées. La danse entre le deuxième et le troisième acte en est un bon exemple et reste un des moments captivants de la pièce.
Si la fin peut sembler un peu longue, notamment de par les transitions entre les différentes scènes finales pour installer une atmosphère, chaque tableau propose sa signification. Pour aucune raison valide, l’on pourrait en enlever. Et ce rythme, finalement, permet de marquer les esprits et nous laisse le temps de la réflexion. Quelles réponses pouvons-nous apporter à cette question laissée ouverte par Héloïse Jadoul ? L’image finale, où Ysé et Mesa sont couverts d’or et s’enlacent au côté d’un paon doré ne suffira pas. Mais une question a été posée. Peut-être serait-il temps d’essayer d’y répondre à notre tour. À quoi ressemblera notre paon de paradis ?
« Il est vrai que vous n’êtes qu’une femme, mais moi je ne suis qu’un homme. » Mesa