Barbara Sylvain, de la compagnie Oh my god, propose un spectacle autobiographique et multiforme, dans lequel elle expose les blessures provoquées par le départ de son père et affronte ses obsessions sur un ton à la fois ludique et intime.
Pater est un spectacle de et par une femme qui, abandonnée par son père pendant son adolescence, tente de le retrouver sur un plateau, abritée par les codes du spectacle vivant. Ainsi, Barbara Sylvain invite chaque soir un inconnu sur scène, un homme entre 65 et 75 ans qui incarne, pendant un peu plus d’une heure et sous les directives de la comédienne, le personnage de son père.
Les prémices sont claires : « Tu joues le père, je joue la fille. » Les règles sont exposées dès le début du spectacle, règles auxquelles les spectateurs se prêtent volontairement. On joue le jeu, comme lorsqu’un enfant nous présente un spectacle et nous fait y participer.
C’est ainsi que Barbara bascule entre la petite fille et la metteuse en scène, en passant par la femme et la comédienne. Le ton est humoristique : nous sommes devant un spectacle ludique et amusant, mais qui cache une réalité touchante et sensible. En effet, le sujet n’a rien de drôle, il est bien question d’une femme qui, abandonnée par son père à ses 14 ans, cherche par tous les moyens à le retrouver, d’une manière ou d’une autre. Chaque soir de représentation, elle essaye de nouer une relation avec un homme différent, un lien qui ne peut être qu’artificiel, éphémère et tragiquement destiné à se rompre à la fin du spectacle.
Voilà ce qui constitue, à mon sens, le point fort de Pater : le jeu entre la comédienne/metteuse en scène et le comédien amateur/inconnu crée une sorte de tension magique. Le spectateur est scotché au siège tant la présence de ce « père » s’apparente à celle d’un enfant ou d’un animal sur scène : elle défie les codes, peut s’en défaire à n’importe quel moment et céder à la spontanéité. Ainsi, nous sommes en empathie totale avec Barbara qui essaye, tout en jouant et gardant la structure du spectacle, de donner des ordres au comédien ; mais aussi avec celui-ci, qui doit essayer de suivre les indications sans poser trop de questions, tout en ignorant la plupart du temps leur but réel. Il est aussi très touchant de voir sous nos yeux une relation qui se construit, deux humains qui s’unissent par le simple fait de jouer ensemble, comme on faisait quand on était enfants. S'entremêlent deux vulnérabilités bien différentes mais égales dans leur sincérité, du plateau émane une sensation forte de fragilité.
Barbara a recours à de multiples outils de narration, que ce soit dans son jeu ou dans la forme même, pour construire son histoire et illustrer son trauma de jeunesse. Elle jongle ainsi entre le théâtre, la performance, le stand-up, le théâtre documentaire, le monologue, la conférence… et surtout, elle travaille le second degré, la mise en abyme de tous ces genres, le « méta ». Des vidéos, des costumes, des textes écrits en direct sur un ordinateur, des panneaux et d’autres instruments viennent construire ce récit. Nous sommes face à un spectacle fragmenté, polymorphe, qui propose plusieurs faces d’une même réalité.
Tout se lie naturellement, et pourtant il en résulte une certaine impression de « fait maison », de « trop calculé ». Barbara Sylvain essaye de contrôler au détail près quelque chose qui lui échappe complètement : la certitude incontournable de l’abandon, l’impossibilité totale d’y remédier. C’est peut-être pour cela qu’elle construit cet univers, dans l’idée de refléter ce paradoxe mais, à mon sens, cela induit un manque de fluidité dans la narration, qui fait que le spectateur est coupé dans ses émotions et ne peut pas s’émouvoir complètement. Certes, le sujet est autobiographique mais universel ‒ comme il est défendu dans le spectacle ‒, mais l’histoire reste personnelle et très propre à l’auteure. Si bien que nous n’avons pas besoin d’avoir été abandonnés par nos pères pour comprendre sa tristesse : il nous est toutefois demandé de puiser de manière un peu forcée et artificielle dans la souffrance que nous provoque l’absence ou le manque, afin de partager le même sentiment que Barbara. Il n’est évidemment pas obligatoire d’être ému lorsqu’on va au théâtre, mais, pour celles et ceux qui aiment pleurer devant les films, une certaine frustration germe en nous devant l’impossibilité de jouir pleinement du spectacle.
Ces réflexions, qui ont traversé mon esprit pendant toute la pièce, se sont pourtant heurtées aux sentiments éprouvés lorsque le comédien/père quitte finalement la scène, pour laisser Barbara toute seule. L’évidence se fait jour : le départ de l’homme laisse un vide. C’est à ce moment-là que l’on se rend compte d’avoir rêvé, qu’on a cru retrouver une personne disparue, une personne qu’on a perdue de nouveau au réveil... La réalité refait surface, bien plus dure et plus froide qu’au début.