Patrick Modiano
Le 9 octobre est tombée une nouvelle qui a enchanté pas mal de lecteurs : le prix Nobel de littérature venait d’être décerné à Patrick Modiano et à son œuvre pour « l’art de la mémoire avec lequel il a dévoilé le monde de l’Occupation », dixit l’Académie suédoise.
Il a l’air perdu et une taille de basketteur. Âgé de vingt-trois ans, Patrick Modiano vient d’entrer en littérature avec un premier roman étonnant, la Place de l’Étoile , roman halluciné et kaléidoscopique sur la Deuxième Guerre mondiale. Nous sommes en 1968. Faites le calcul : ce jeune homme, né en 1945, parle d’une époque qu’il n’a pas connue et qui pourtant le hante. « Ma mémoire précédait ma naissance » , écrira-t-il dans Livret de famille . Ces thèmes, il les poursuivra dans toute son œuvre à venir. Le jeune écrivain est récompensé cette année-là du prix Nimier et du prix Fénéon, deux récompenses encourageant la vocation et la naissance d’un écrivain. Ils ne s’étaient pas trompés. Patrick Modiano a poursuivi son projet romanesque. Avec une régularité de métronome, il a livré, presque tous les deux ans, un nouveau livre. Les détracteurs de Modiano disent qu’il écrit toujours le même roman. En réalité, il le réécrit, comme un jazzman réinterpréterait le même thème , comme un peintre se prêterait à d’infinies variations sur les mêmes motifs. C’est un écrivain musical et impressionniste, esquissant des atmosphères par touches délicates, retravaillant ses phrases jusqu’à l’épure.
Inaugurée avec la Place de l’Étoile , sa trilogie sur l’Occupation se poursuit avec la Ronde de nuit et se termine avec les Boulevards de ceinture , grand prix du roman de l’Académie française en 1972. Après trois romans, Modiano est déjà considéré comme une voix littéraire unique et reconnaissable. Rue des boutiques obscures reçoit le prix Goncourt en 1978, ce qui assoit davantage son statut. C’est par ce livre que je me suis glissé dans l’œuvre de Modiano. J’avais dix-sept ans, je passais Noël dans un chalet isolé en Bourgogne et, le soir, je suivais ce détective privé amnésique dans l’enquête qu’il menait sur sa propre vie. Je déambulais à Paris, à Megève, au bord du lac Léman. Au crépuscule, ma chambre se remplissait d’ombres et de fantômes. Jusque-là, j’avais lu encore peu de romans. Des bandes dessinées et des lectures scolaires m’avaient caché une littérature dont j’ignorais l’existence. Une littérature fragmentée, éclatée, en forme de puzzle dont on se ficherait bien d’assembler les pièces.
Patrick Modiano ne se détourne pas de son chemin, ou si peu. Quand il n’écrit pas de romans, il participe à l’écriture de scénarios, de chansons. Quel que soit le médium, il développe ses sujets de prédilection : la mémoire, la mélancolie, l’Occupation, la topographie parisienne. Il a écrit des chansons pour Françoise Hardy ; avec Louis Malle, il a inventé la vie de Lacombe Lucien dans le film éponyme sorti en 1974. Et toujours ces mêmes obsessions.
Les titres de romans s’enchaînent, Modiano produit à la même cadence d’un livre tous les deux ans environ. Il abandonne parfois la France des années 1940 pour évoquer sa famille ou ses souvenirs dans des livres comme Remise de peine ou Chien de printemps . Mais toujours il sonde l’oubli et la mémoire, cherche à reconstituer les morceaux épars d’une vie fantasmée par la fiction. En 1997 paraît Dora Bruder . Grâce à ce livre, que certains considèrent comme son chef-d’œuvre, Modiano retrace la vie d’une jeune juive déportée à Auschwitz dont il a repéré le nom dans un vieux numéro de France Soir. Comme Rue des boutiques obscures , ce roman se compose de fragments, d’extraits de documents officiels, de coupures de presse. En mêlant son histoire à celle de Dora Bruder, Patrick Modiano parvient à écrire un récit à la fois intime et universel. Et acquiert définitivement son statut de grand écrivain. Un des plus grands écrivains français contemporains.
Ses derniers livres sont de plus en plus fluides, épurés, travaillés par des motifs simples et la grande maîtrise de Modiano. Un pedigree , sorti en 2005, racontait son enfance en moins de cent vingt pages. Le lecteur était happé par ce livre qui semble avoir été écrit d’un souffle. D’autres romans se sont succédé, comme l’Horizon , l’Herbe des nuits et son dernier opus, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier . On trouve tous ses livres en poche, ou presque. On peut commencer par n’importe lequel. En revanche, les lecteurs qui découvriront Modiano avec l’attribution de ce prix Nobel manqueront les couvertures de Pierre Le-Tan et ces dessins qui représentaient si bien l’atmosphère des livres de Modiano : Paris, la nuit, la brume, la lumière fade d’un réverbère, des hommes à chapeaux et imperméables, des cigarettes aux noms exotiques, de vieilles Citroën. On se sent bien dans un livre de Modiano.