critique &
création culturelle
Pia Petersen, j’aime,
je partage… je fous le camp

Gary Montaigu est un écrivain à succès. Après avoir remporté l’International Book Prize, il se lance dans l’aventure de la téléréalité : filmé en permanence, dedans comme dehors, il offre à son public la possibilité d’interagir et d’influencer l’écriture de son prochain roman…

C’est une satire que nous livre Pia Petersen, romancière danoise installée en France (et ayant écrit tous ses livres en français). Un questionnement acerbe sur la place et le rôle de la création littéraire dans le monde d’aujourd’hui, saturé de communication bien-pensante, de ronronnement médiatique et d’initiatives participatives en tous genres. Le cadre imaginé par l’auteure est celui d’une émission de téléréalité dont le héros est un écrivain : un vrai écrivain, installé à côté de Central Park, dont les ventes marchent fort et qui vient de remporter un prix prestigieux. Ne lui reste qu’à conquérir l’Amérique en s’infiltrant dans ses foyers par le biais de la télévision. La starification peut commencer…

Gary imaginait des téléspectateurs convertis à la littérature et à la philosophie, des nouveaux lecteurs sensibilisés au monde, qui désireraient être attentifs à leur prochain et qui n’auraient plus peur de penser leur époque et qui voudraient s’éclairer davantage. Vos lecteurs pourront être actifs, réagir et être là pour vous, dans votre univers. […] Un roman participatif. Chaque téléspectateur écrira son livre avec vous. C’est formidable.

Gary Montaigu croit en la littérature. Il a certes dû faire des concessions pour réussir sa carrière : écrire des romans qui se terminent bien, participer à des cocktails mondains, laisser sa femme gérer son agenda et ses relations. Mais tout au fond, il n’a pas renoncé. Il espère que son statut d’écrivain à la mode va enfin lui permettre de faire des choix, de poser des actes, de dire non. Et il croit fermement que sa participation à l’émission Un écrivain, un vrai va lui ouvrir les portes d’une littérature nouvelle, plus honnête et plus proche des gens. Une littérature qui dira le monde, ses changements, et l’importance de conserver son libre arbitre en tant qu’artiste, en tant qu’auteur. Il accepte la téléréalité en s’imaginant sincèrement qu’elle va apporter la lumière de la création littéraire dans des dizaines de milliers de foyers. Une parole d’évangile, en quelque sorte.

Il dit aussi qu’on ne pouvait pas nier le changement de monde, ou la mutation anthropologique, comme disaient certains philosophes, les priorités n’étaient plus les mêmes et c’est sûr que la littérature devait se renouveler, s’inscrire dans le monde, se mettre à jour. C’était le boulot des écrivains de trouver une solution ou de réinventer une littérature ambitieuse où il était encore possible de penser, une littérature de souffle, de la grande littérature. Il fallait prendre en compte le spectacle, l’omniprésence d’internet et la vitesse de toutes choses, la fatigue des gens qui avaient besoin de détente, les confessions et l’ambition des écrivains de devenir quelqu’un, le plus souvent devant les caméras.

Pia Petersen dresse, à travers le portrait d’un homme et de son entourage, celui d’une époque. Elle ménage le suspense, saute d’un personnage à l’autre, n’épargne personne. Elle semble parfois s’éloigner, diluer les points de vue, se disperser de l’écrivain à son épouse, du caméraman poussé par l’ambition au journaliste à la dérive. Sans doute parce que c’est précisément cela qu’elle veut dire : la dilution de la création dans un monde où tout est plat, ramené au même niveau. Il n’y a plus de héros, il n’y a plus que la masse des gens ordinaires communiant devant l’écran sur lequel vit et s’agite un écrivain, ramené au rang de simple mortel. Regardez-le, il est comme vous. Il va et vient dans sa belle maison de Manhattan, il se met au travail, boit, mange, trompe un peu sa femme. Elle aussi est comme vous. Juste mieux habillée, plus maquillée, souriante en toutes circonstances. Ils ne sont pas au-dessus de la mêlée. Ils sont de simples héros du quotidien. De gentils héros que le succès va griser puis grignoter petit à petit, sous les caméras, sous les spots : « Il y a trop d’hommes et ils ne comptent plus du tout. »

L’antihéros avait fini par tuer le héros. L’homme ordinaire était le nouveau héros, le type même de la téléréalité. C’était lui maintenant qui définissait la norme de ce qui était bien ou mal. Obéissant, il disait toujours oui, il était l’homme positif, celui qui pouvait être sympa tout en étant lâche. L’acceptation était hissée au rang de l’héroïsme. Dire non poussait au débat, dire non condamnait à la marge, dire non excluait de la norme, dire non était négatif.

Gary émet des doutes sur l’opération. Ses monologues filmés dans le confessionnal provoquent de vives réactions. Le public est partagé. Doit-il ou non céder aux avances de la belle journaliste introduite dans le scénario ? Doit-il faire mourir l’héroïne de son roman ? C’est aux téléspectateurs de décider. L’auteur n’a plus la liberté de choisir. Il doit se conformer. Il doit rentrer dans le rang. Accepter de plaire au plus grand nombre. Céder au nivellement par le bas. Chacun peut donner son avis. Chacun peut créer à travers lui. Il n’y a plus de frontière, plus de statut particulier. Nous sommes tous des auteurs et la télévision est notre plume. La littérature en perd ses mots. L’image a gagné.

Il dit qu’il vivait dans ses romans, qu’il fallait être en marge du réel pour écrire et comment être comme tout le monde quand on vivait dans un roman, comme un personnage qu’en plus on inventait soi-même. Hein ? Comment faire ? Il fallait un grain. Un délire de grandeur. Il fallait être en perspective. Détruire les frontières. Rompre avec les catégories. Réinventer le monde, toujours.

Pia Petersen écrit au scalpel. Personne n’est épargné, certainement pas les femmes. Celles qui gravitent autour de Gary — en particulier Ruth, son épouse. Parfaite, impeccable, impitoyable. Elle consacre toute son énergie à ériger son mari en mythe, à polir son image, à planifier sa brillante carrière. Est-ce de l’amour ? Peut-on parler d’amour dans ce livre ? Une nuit, le philosophe Althusser s’éveille dans son lit et étrangle sa femme. Il ne s’en est jamais expliqué. Peut-être n’y a-t-il pas de raison. Peut-être n’y a-t-il que la recherche de la liberté, et le combat que l’on mène pour la préserver. Gary et Ruth s’éloignent l’un de l’autre. La caméra les suit, les traque, les sépare. Gary sombre, Ruth va se fissurer. C’est une double histoire qui se raconte. Celle qui se trame en sous-sol, dans le bureau du grand écrivain cloîtré, et celle qui se vit au grand jour, dans la lumière éclatante de la canicule et des spots de télé.

Il est complexe. Renfermé sur lui-même, obsédé par son travail, exigeant. Il voudrait écrire le livre parfait, qui dirait tout, qui serait tout, qui rendrait les autres livres inutiles. Il ne faut pas qu’il essaie de l’écrire. Ce n’est qu’un fantasme. Tous les jours je le convaincs de continuer à écrire ce qu’il fait le mieux, des romans populaires. Il plaît aux gens. Vous pourriez faire ça pour lui ?

La chaleur a raison des corps comme des esprits. La chaleur, mais aussi le désir, la peur, la menace de la folie. Avec New York en toile de fond et une touche d’ironie, Pia Petersen élève la voix pour rappeler la nécessité de la création, et la liberté de celle-ci. Rappeler que les livres sont là pour dire le monde, apporter un regard, empêcher l’humanité de se disloquer dans le flux incessant qui menace. J’aime, je partage — la tentation est grande de s’y abandonner, de plonger dans le grand bouillonnement tiède du consensus, de s’adonner à la conformité simple et rassurante. Se perdent l’acuité, l’esprit critique, dans le marasme d’une époque qui flirte avec la démagogie et érige chaque fait en récit. Sauvons-nous tant qu’il est temps… Au placard, la tentation de l’auteur star dans sa tour d’ivoire. Au diable la séduction !

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 398.