Pierre Leguillon
Nous avons rencontré Pierre Leguillon au Wiels où il présente pour l’instant son exposition « le Musée des erreurs » jusqu’au 22 février . Cet artiste français, installé depuis peu à Bruxelles, déjoue les codes de présentation d’un musée et s’amuse à en recréer toutes les fonctions. Il compose un patchwork d’images à partir d’affiches, de cartes postales, de pochettes de disques, de magazines et d’autres médias de masse, créant des connexions sémantiques inattendues et de nouveaux systèmes de classification.
Votre exposition s’appelle « le Musée des erreurs ». Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Pour qu’il y ait une erreur, il faut qu’il y ait une règle. Et les règles, elles changent. Ce qu’on appelle erreur dans un certain contexte culturel peut devenir une norme de qualité dans un autre. L’artiste est celui qui s’autorise de faire des erreurs, voire qui signe ses erreurs. Qu’est-ce que faire une erreur ? On se rend compte qu’on pensait avoir fait une erreur en faisant d’une certaine manière, et puis on est bien content de l’avoir faite. On s’aperçoit finalement qu’il y a un phénomène de mutation. C’est une façon de dire qu’
il faut ramener du temps dans le musée
. Aujourd’hui, on pense d’abord le musée en termes d’architecture. On convoque de grands architectes, on crée de grandes sculptures dans la ville dans laquelle on va essayer de mettre des objets d’art. Et finalement, on néglige le temps. Et peut-être que le musée des erreurs, c’est le musée du temps, le musée qui va essayer de donner du temps.
Prenez-vous des images d’un certain type, des images de magazines, des cartes postales ?
Je prends des images usées, mises à la poubelle ou dans les marchés aux puces. Ce sont des images dont les gens veulent se débarrasser. Et qui, prises indépendamment, n’ont aucune valeur.
Et les images de Diane Arbus ?
Les images de Diane Arbus, je les mets au murs. Je les fais changer de statut, c’est-à-dire qu’un tirage à des milliers d’exemplaires qui n’est pas considéré comme un tirage photographique se retrouve au mur. C’est ce que fait n’importe quel enfant ou adolescent qui affiche au mur une image qu’il aime. C’est un geste dans lequel beaucoup de gens peuvent se reconnaître. Tout ce que je fais est lié à des pratiques très connues.
Comme le goût de collectionner ?
Les enfants collectionnent des billes, des marrons, des feuilles mortes. Pour moi, c’est lié à ce goût de collecter. Quand on est enfant et qu’on collecte des feuilles mortes, on se rend bien compte que toutes les feuilles ont des formes et des couleurs différentes, même si elles viennent du même arbre, et on a envie de toutes les avoir. On les collectionne et puis tout d’un coup, on se rend compte que c’est vain, et qu’on ne pourra pas tout avoir. Et on s’arrête quand ? On s’arrête quand on a, avec cinq feuilles, compris un spectre de variations des couleurs par exemple.
On arrête la collection parce qu’on a compris quelque chose.
On a eu besoin de cette manipulation pour comprendre. Aller au bout de ce processus d’expérimentation va prendre plus ou moins de temps selon les individus. Moi, parfois, je considère qu’avec trois objets j’ai réuni une collection. Parfois, il m’en faut plus. Être collectionneur, c’est aussi être obsessionnel. Je suis sans doute obsessionnel. Mais mes collections ont un usage. Je fais ces collections pour les montrer, voire même pour les vendre à d’autres, pour mettre des collections à l’intérieur de collections et en changer les ordres finalement.
La collection est pour moi plus un moyen qu’une fin.
Et toutes ces images, il faut les penser comme des touches sur un tableau. Je vais composer le mur à partir de touches et je vais changer de couleur à la prochaine version de l’exposition. Ce ne sera pas ce même mur. Le mur n’est pas figé.
Vous avez collecté 85 % des images de Diane Arbus parues dans des magazines. Qu’est-ce que vous avez compris ?
C’est très lié à la manipulation de l’image. C’est d’abord de voir une image dans un livre, sur internet et puis de recevoir cet objet et de voir dans quel contexte cette photo a été publiée. Il y a une publicité avant, une publicité après, elles me montrent l’image de la femme dans les magazines des années 1960. Je vois que les photographies de Diane Arbus déconstruisent complètement ces codes. Ensuite, je peux lire l’article que l’image vient illustrer. Ces images ont une fonction d’illustration. Après, dans l’œuvre de Diane Arbus et dans le musée, elles vont être détachées de cette fonction. Mais au départ, ces images ont une fonction très précise. Diane Arbus se met au service de l’article. Dans son travail, elle se réapproprie certaines de ces images qui vont devenir anonymes et gagnent ainsi en fonction allégorique. J’aimais bien observer ces questions de déplacements. Finalement, Diane Arbus a très peu exposé de son vivant et elle détestait être considérée comme une photographe de musée.
Je voulais voir comment le grand public allait découvrir ces images, sans toujours savoir qu’elles étaient de Diane Arbus.
Aujourd’hui, le statut de l’auteur prend le pas sur le contenu de ces images. Je voulais retrouver un certain contexte de réception en quelque sorte, ce qui est complètement vain. Et puis ce travail correspond à ma propre généalogie parce que ce sont des images que mes parents ont pu voir et qu’elle est morte plus ou moins quand je suis né. Il y a cette question de comprendre sa propre histoire, même si c’est l’histoire des États-Unis. Ce dont elle parle, les questions de genres, les questions de classes sociales, c’est universel. Et enfin, il y a la question de la photo liée au marché de l’art qui m’intéresse : comment on a fabriqué un mythe après sa mort pour servir un marché.
Vous avez intégré les ateliers du Wiels du mercredi après-midi dans votre exposition et vous avez fait participer les enfants. Pourquoi ?
Les ateliers pour les enfants, il y en a partout et dans tous les musées : c’est une bonne chose mais j’avais envie que l’atelier soit intégré dans l’expo, comme toutes les fonctions du musée (il y a un bar dans le musée des erreurs, il y a des conférence, une salle de spectacle). J’aime beaucoup l’idée que l’exposition soit aussi vue par des enfants.
Les choses sont à la hauteur des enfants.
Il y a des jeux de boîtes, un tapis qui est par terre avec des cartes postales au sol… qui font explicitement référence à des jouets. On voit un playmobil, Babar, etc. qui sont aussi collectionnés par des musées, au même titre qu’une armure du Moyen Âge, tout ça devient des objets culturels.
Qu’est-ce qu’on appelle la culture ?
En tant qu’artiste, on est bordé d’un côté par la communication et de l’autre par la pédagogie. Je préfère que l’œuvre communique quelque chose d’elle-même ; quant à nous apprendre quelque chose, je ne sais pas. En tout cas, je préfère me charger de ces aspects que de les laisser aujourd’hui à des spécialistes.
Pour vous, l’art et la pédagogie ne sont pas séparés ?
J’ai appris plus de choses au musée qu’à l’école. Je ne sais pas ce que j’ai appris, mais je sais que j’ai appris. J’apprends énormément des œuvres. Je ne peux pas mettre des mots sur ce que j’apprends. Il y a l’iconologie pure. J’apprends, par exemple, qu’au XIX
e
siècle, on s’habille de telle façon. C’est de l’information où l’œuvre est un document. Par ailleurs, j’apprends énormément d’autres choses car le musée déplace mes manières de penser. Le musée me change et me transforme et parfois dans un après-coup.
Je ne crois pas au choc esthétique, je crois que ce qui me transforme plus durablement, c’est quelque chose sur lequel on s’arrête un peu, sur lequel on bute…
Finalement, on sent après des mois et des années que c’est resté en nous, que ça nous habite. À l’école, on a un programme. Et pour le musée, c’est un peu la même chose : il y a autant de salles, on doit comprendre tant de choses et on doit sortir du musée avec une sorte de bagage culturel. Aujourd’hui, l’exposition est programmée pour le visiteur. Je n’ai jamais envisagé le rapport à l’art de cette façon. J’essaie donc d’éviter le programme et l’exposition à thèse. Je refuse le texte à l’entrée de l’exposition qui résume et explique. En plus, ce n’est pas un texte signé. C’est un texte qui se veut objectif et qui pré-formate le regard que vous allez porter sur les choses. Ça peut paraître insignifiant, mais c’est très difficile de refuser l’autorité de ce texte à l’entrée de l’exposition.
Bien souvent, c’est le musée qui compose le texte ?
Bien sûr, mais le musée ce n’est personne, c’est vous et moi. On le fabrique. Ce n’est bien souvent pas le directeur du musée. C’est tout un tas de personnes, de compétences et de situations historiques différentes. C’est ça un lieu public. Un lieu public, c’est aussi une situation historique. Mon exposition a ouvert juste après les attentats à Paris. On peut dire que cet événement a changé totalement la nature du vernissage, par exemple. Dans l’exposition et dans le musée, il y a quelque chose de contingent que j’essaie d’accepter dans mon travail, alors que le musée se doit d’être l’espace de la permanence.
À quoi sert un musée aujourd’hui ?
Ça ne sert à rien, si ce n’est le plaisir de se regarder en train de regarder des images, d’essayer de comprendre ce que l’on voit, comment l’on voit, et comment notre regard change sur les objets. En fait, comme aujourd’hui notre regard est sans arrêt sollicité par des images, le musée est ce qui va nous isoler de la réalité pour faire l’expérience du regard.
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