critique &
création culturelle
Polyphonie landaise de Carles Diaz
Investir l’existence

Existentielle. Telle est l'essence du message. Écrite par Carles Diaz, Polyphonie landaise nous invite à repousser la mort. Le souvenir se fait refuge et l'instantané, source de vitalité.

Face à la mort d’un être, le déchirement. Le cri. La puissance d’une douleur qui passe les murs. L’écho d’un vécu qui traverse l’Histoire.

De nuit, un cri traverse les murs ;
un cri qu’il faudra laisser filer, enfler,
couvrir toute la ville.
Un écho de longue histoire
répondant à ses noms, à ses âges ;

La vitalité des morts

Très vite, pourtant, un tout autre type de résonance voit le jour. L’absent se fait présence , esprit. L’être perdu se manifeste un peu et partout , à l’image d’un feu surnaturel qui surgit soudain ou d’une voix qui franchit la tombe, pour retentir dans l’étendue.

et le cœur au vent,
je crois retrouver ta présence
un peu et partout, comme un feu
que nulle main n’a allumé,
comme la voix qui sort de la pierre
et résonne au seuil du grand pays,

De nouveaux passages nous racontent que ce défunt n’est pas le seul à « habiter » l’espace . Les voix d’autres êtres décédés traversent, tels des esprits, le corps du narrateur. Errantes, elles circulent au gré du vent.

J’entends des voix qui portent leur propre écho et me passent à travers le corps.
[…]
Sa voix, comme celle de tous les bien-aimés, déambule dans le vent.

Loin d’être éteints, les défunts sont donc dépeints sous le signe de la vitalité. L’écriture cherche à faire reculer la mort en leur rendant hommage : le souvenir se fait refuge contre la finitude . Comme le disait Cicéron, « [l]a vie des morts consiste à survivre dans l’esprit des vivants ».

J’écris et je parle pour que recule la mort, pour honorer le sang de ceux qui ont bâti leurs coutumes sur des offrandes anciennes, ceux qui n’y sont plus, pour que de mille feux la tristesse se consume en silence .

Vivre pleinement

La mort de l’être cher rappelle au narrateur sa propre mortalité. Mais plutôt que de subir avec passivité cette condition, il choisit de se redresser et de garder le contrôle sur l’instant présent. De se perdre dans la contemplation de l’aube. Se révèle alors à lui la vie dans sa fragilité et son merveilleux : les nuances de la rouille et de la flamme, le murmure de l’invisible et de toute réalité immuable.

Pourquoi choisir ce moment précis,
au-devant de notre destin,
pour se redresser et se découvrir le visage ?
Nous sommes les seigneurs de l’instant.
Le jour se dénude sous la forêt,
courtise les fougères
et attire dans son voile blanc
ce que le sable nomme et disperse :
la présence fragile de ce qui existe,
les variations de la rouille,
de la flamme attisée,
le murmure de l’invisible
et de tout ce qui demeure.

Dans un autre passage, on découvre des exemples de réalités assimilées au murmure : le son de l’eau, le soulèvement du sable ou l’oscillation d’une lampe… dans le calme de la nuit. Lancé dans sa recherche du murmure, le narrateur est plus largement en quête du vivant .

Dans le bois, au loin, quelque part, il me semble entendre comme un léger murmure ; serait-ce la voix de l’eau, l’incandescence du sable ou l’humilité d’une lampe dans la nuit ?
De mes yeux, je pousse l’ombre ; je cherche l’homme, la matière vivante.

En s’identifiant à une racine perçant sa route à la rencontre de ce qui va exister , il montre encore tout son intérêt pour le vivant . Percevoir les traces de vie dans le paysage doit lui permettre de réellement vivre, avant de mourir un jour.

Regarder en face,
ici ou là-bas,
pour entrer vivant dans la mort.

Ces traces infimes procurent ainsi la sensation insoupçonnée d’une vie intense , grâce à l’émerveillement ressenti face à leur magie. Au cours de cet instant qui ne peut être troublé, l’être investit pleinement son existence.

Tapi dans la fougère, l’œil vif éprouve l’ascension dans l’émerveillement du sortilège ; ni la résurgence d’une chimère ni la froide morsure d’un dieu ne viendraient troubler ces retrouvailles entre la plénitude et l’être à l’abandon, engagé dans l’existence. […] Par une étincelle au milieu des jours, tout est accompli, à la moindre apparition de vie, humble, austère, indicible.

Ainsi, Polyphonie landaise honore les traces de vie qui parsèment les Landes de Gascogne. L’œuvre ne se limite pourtant pas à cela : plus qu’un simple hommage, elle se veut invitation. Elle nous incite à offrir aux morts le refuge du souvenir et à vivre dans l'instantanéité du présent, pour valoriser la vie en elle-même , en ce qu’elle a de vulnérable et de magique .

Le pont entre nous sera le privilège de garder la vie et de la faire valoir dans sa fragilité et son merveilleux. Nous resterons unis dans la maîtrise du présent pour affronter la lumière qui, si nous en supportons la brûlure, nous lavera les yeux des fantômes, des hier, des naguère, des autrefois.

Même rédacteur·ice :

Polyphonie landaise

Précédé de Paratge
De Carles Diaz
Gallimard, 2022
96 pages