Pour trouver la clé, il fallut perdre la mémoire des serrures : énigmatique, cette formule éclate rapidement et se déploie, limpide et forte, sous la plume de l’autrice belge Claire Lejeune (1926-2008) dans ce chatoyant recueil de textes inédits publié à L’arbre de Diane.
Porte d’entrée sur une production clairvoyante et polymorphe, ce recueil, aux îlots poétiques (jusque-là logés au creux d’un carnet conservé par une amie), relationnels (qu’une intense correspondance avec Maurice Blanchot ou René Char a longuement redessinés) ou essayistes côtoie de temps à autre de curieuses et hypnotiques photographies. Il forme un singulier archipel qui se fait continent dans la poursuite d’un même objectif : celui de déterrer différentes mémoires – organique, féminine, solaire, nomade et, enfin, commune – tout en délaissant celle des serrures sociétales qui nous ont toujours cadenassé.e.s.
Avant de dépoussiérer les diverses mémoires avec lesquelles il s’agit de renouer, l’autrice pose les conditions de cette fouille : l’écriture, pure, vraie et dénuée de scories sonores – les mots prononcés étant de « lâches prétextes » briseurs d’un silence créateur – fait office de gouvernail. Au fondement même de nombreuses démarches auctoriales, la disparition d’un oubli planant et vorace, offerte par l’immortalité de l’écrit, est alors rappelée par Claire Lejeune dans un touchant premier extrait, suivant l’introduction :
[…] m’écrire me donne la permission quotidienne de mourir, c’est-à-dire d’oublier, de m’oublier, de m’en aller, de prendre congé.
La reconfiguration mémorielle s’active d’abord en poésie dans une intime chrysalide, tissée en amont de son premier recueil, la Gangue et le Feu (1963), suivi de cinq autres. Chaque nuit, l’autrice dit se faire arbre : elle draine « une obscure mémoire » et indique joliment être « à la fois […] terre et taupe palpitante ». Cette mémoire organique, à première vue invisible, se devine sous la peau :
Au poignet des saisons, mon pouls s’est souvenu
D’une lointaine argile
La révélation de l’invisible sous-tend d’ailleurs ses expériences photographiques qui se traduit par la rencontre ludique de la lumière et du négatif, menant à une géniale dissolution aux contours abstraits.
Vient alors le moment de se laisser détricoter par la poésie (elle qui « nous fait de nous défaire ») pour prendre conscience de notre enfermement dans une mémoire collective, celle des serrures, qui nous apprend à « vivre sans posséder la clé de [ notre ] demeure », emmuré.es par de fermes conventions. Pour trouver cette clé, Claire Lejeune incline la poésie dans son degré performatif : faire « acte de poésie », c’est frôler la folie, la déraison et la mort et accéder à une individualité à la structure mystique et passionnante :
Je suis une femme qui a trouvé sa clé et qui vous parle non pas d’ailleurs mais d’un labyrinthe ouvert.
Cette mémoire de la clé, qu’elle nomme également mémoire de l’« origyne », comme inscription du féminin au commencement de toute chose, clarifie un monde pesant dont l’absurdité se prétendait inévitable. Éveillée dès les années 1960 et engagée durant la décennie suivante, au Québec comme en Belgique, dans un mouvement de bascule de la poésie à l’essai, Claire Lejeune ne préconise pas de tiède demi-mesure :
Une femme éveillée se sent responsable à coup sûr de la ruine de l’ordre patriarcal mais c’est irréversible. Je voudrais revenir en arrière que je ne le pourrais pas. Cela vu, il faut aller de l’avant, résolument !
À partir des années 90, le genre théâtral la mène à envoyer valser des structures ancestrales enlisées dans notre mémoire. Son intrigante pièce les Mutants, publiée discrètement en 2004 mais vectrice de plusieurs réécritures, témoigne d’une analyse assurée du bricolage genré. Les accointances féminines de la lune et masculines du soleil y sont anéanties, le « mimétisme infernal » aboli et l’essentielle Lilith, « Grande Refoulée du monothéisme », est replacée au premier plan : toutes et tous pétri.e.s de « matière-énergie solaire » – enfuie chez la femme, garante muette du patriarcat, tenue au « devoir de réserve » par sa qualification lunaire – les femmes et les hommes sont des enfants de la Mère solaire et jouissent d’une connaissance innée des couleurs, des sons et des formes, ce qui n’est pas sans rappeler les théories platoniciennes.
En plus d’être organique, féminine et solaire, la mémoire se veut primitivement nomade avant que l’État sédentaire ne l’éloigne de cette disposition par ses impositions matérialistes. En 1998, Claire Lejeune prolonge une réflexion portée par Jeanine Stiennon dans le cadre d’un café-citoyen et clame une nécessaire empathie migratoire, lavée des rapports de domination qu’induit l’écrasante sédentarité humaine :
Si je me reconnais en tant que migrant potentiel, je me sens naturellement solidaire avec le migrant actuel : une fraternité prend corps entre lui et moi. Une fraternité opérative.
Dans un geste de saine déconstruction des textes bibliques et de la supériorité de l’état civil sur l’état de nature, Claire Lejeune défait la mémoire collective pour la hisser sur le socle du commun, lumineux et en mouvement, fiché au creux de chaque être qui se donne la peine d’errer :
Il n’y a que les errants qui se rencontrent, ceux qui se fixent passent leur vie à se manquer.
C’est ainsi que le « elle » comme le « il » fusionnent en un « nous » créateur, témoin d’une « grande santé mentale ». Plus encore, ce fervent travail de décloisonnement catégoriel conduit Claire Lejeune à percevoir l’harmonie commune en toutes choses, les cercles poétiques et mathématiques convergeant, par exemple, en un point d’intersection : celui de l’exactitude.
Il faut enfin souligner l’excellent appareil critique (tant contextuel qu’analytique) de ce recueil : il révèle les prémices d’écrits à venir ou l’indéniable qualité de textes restés dans l’ombre, tout en insistant sur la fine cohérence de l’ensemble de son œuvre. Découvrir une autrice par la lecture de textes inédits, c’est s’ouvrir l’appétit, c’est remuer, du bout de l’index, la surface d’une étendue plus vaste, c’est détenir une clé pour arpenter, un jour, de plus larges vallons que l’on perçoit déjà au loin. Savoir que le goût de trop peu ressenti à la fin du recueil peut être balayé d’un revers de main par de nombreuses potentielles explorations – entre autres des revues qu’elle a fondées en 1962 (les Cahiers internationaux du symbolisme, sous l’égide de Gaston Bachelard) et en en 1965 ( Réseaux ) – est tout bonnement grisant.