Prix Rossel 2015
Le prix Rossel 2015 a été attribué à Eugène Savitzkaya pour son roman Fraudeur , paru aux éditions de Minuit. L’occasion pour Karoo de puiser dans ses archives, plus ou moins récentes. D’abord en vous proposant de relire l’article que nous consacrions il y a peu à Fraudeur ; ensuite en nous replongeant dans un entretien que nous accordait son auteur en 2005 et qui conserve tout son intérêt !
(Re)lisez Fraudeur ou les vocations multiples d’Eugène Savitzkaya , par Victoire de Changy .
L’entretien qui suit a été réalisé par Astrid Herman . C’était là sa première interview. Elle a paru en 2005 dans le numéro 65/2 de la revue Indications .
L’interview était fixée à 14 heures au Greenwich, un établissement bruxellois situé à proximité du quartier Saint-Gerry. J’ai donc été me poster à une table à côté de la fenêtre vers 12 h 30, histoire de ne pas manquer l’entrée de celui que j’étais censée rencontrer : Eugène Savitzkaya.
Vous avez choisi le Greenwich comme cadre de cette interview. Je suppose que c’est un endroit qui vous plaît ?
C’est un endroit feutré où l’on n’est pas dérangé par un fond musical. J’aime sa forme allongée, son atmosphère. Je m’assieds au fond pour regarder les joueurs d’échecs et vivre leurs réflexions.
Le jeu de mots « foutre poli1
» que l’on peut deviner derrière le titre de votre roman laisse-t-il supposer un retour aux racines de
Mongolie, plaine sale
2
?
Il ne peut pas y avoir de retour aux sources. Dans
Mongolie, plaine sale
, je suis parvenu au bout de ce style d’écriture, je ne pouvais pas aller plus loin, j’aurais tourné en rond. Pour
Fou trop poli
, j’avais besoin d’une ligne, d’écrire les choses de manière plus simple. Ça ne m’intéressait pas d’écrire un livre aussi extrême.
Célébration d’un mariage improbable et illimité
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m’a fait penser au théâtre antique avec ce chœur de mouches entre autres. Quel est votre rapport aux autres formes d’art ?
Les artistes m’inspirent, ils me font écrire. Aussi bien les plasticiens que les réalisateurs de films ou les musiciens, comme par exemple Bartok et Sibélius. J’ai besoin de m’appuyer sur certains supports. Dans
Mentir
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, je me suis basé sur une photographie de ma mère pour composer le texte.
Était-ce le même processus pour
Un jeune homme trop gros
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qui est une sorte de biographie d’Elvis ?
Pas vraiment. Je n’écoute pas Elvis, mais je me suis inspiré des livres qui ont été écrits sur lui, sur sa légende. Je n’ai pas eu besoin de trame, je me suis servi de la vie du personnage.
Et parmi les écrivains, qui vous a influencé ?
Beckett, bien sûr. J’aime son écriture radicale qui ne s’accroche à aucune théorie ni à la moindre croyance. C’est un inventeur, un générateur de langage. J’aimerais continuer dans ce sens. Joyce aussi, c’est la forme primordiale de la littérature qu’il a composée à travers le travail du langage. Le langage est quelque chose de concret, ses mots sont comme une substance nourricière.
D’après ce que vous venez de me dire mais aussi d’après ce que j’ai lu de vous, l’histoire d’un roman vous importe peu. Vos livres semblent être faits pour être lus à voix haute.
En effet, si je m’intéresse à une histoire ou à personnage, c’est le fruit du hasard. Je ne ressens pas la nécessité de construire un canevas. La narration n’est pas essentielle, je veux autre chose que la prose. Je cherche à échapper à ce que j’ai voulu dire. Je porte également une très grande attention aux sons que produisent les mots, les sujets que j’aborde ne sont que des prétextes. D’ailleurs, mes premiers écrits étaient destinés à être lus en public. Je ne veux pas que les mots dorment, qu’ils restent figés, je veux leur insuffler une force.
J’aimerais revenir à
Célébration d’un mariage improbable et illimité
. Et à sa forme particulière…
Ce texte a été créé artificiellement à partir d’un autre plus long. C’était une sorte de polyphonie en cinq colonnes mais mon éditeur m’a demandé de le retranscrire sous une autre forme. J’ai choisi celle-la pour rire, le texte d’origine est inachevé mais peut-être qu’un jour il sera réutilisé.
Fou trop poli
donne une impression de désordre au lecteur mais on ressent que le texte est en réalité très travaillé. Quelle méthode avez-vous adoptée pour réaliser ce texte ?
J’ai pris beaucoup de notes. Je me suis installé à mon balcon et j’ai observé ce qui se passait. Après un certain temps, j’ai pris conscience qu’un certain nombre de ces notes convergeaient dans un même sens. J’ai gardé celles qui formaient une unité et j’ai écarté les autres. La construction de mes livres en elle-même est très rapide. J’ai besoin d’un moment fort, d’une énergie particulière pour terminer cette construction, sinon ça ne marche pas. J’aime travailler des phrases, jouer avec les mots, changer les tournures, jusqu’à ce que ça sonne comme je le veux.
Dans
En vie
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, le style paraît aussi désordonné de prime abord, ce qui contraste avec l’apologie du rangement que vous faites à travers ce texte.
Il existe une certaine organisation du désordre. On s’y retrouve en suivant certaines lignes de conduite. J’essaie de trouver un moyen d’évoluer dans le chaos sans tomber dans l’autre extrême : un classement rigide.
Il est une question qui parcourt l’ensemble de votre œuvre, c’est la question de l’origine. Avez-vous trouvé une solution ?
C’est vrai. Ma mère a toujours été un personnage mystérieux. On dit que les slaves immigrés ont la potentialité de vivre dans leur mémoire. Ma mère a vécu comme ça. Je n’ai jamais su et je ne saurai jamais ce qu’elle pensait. Elle restait distante, opaque. Elle m’est apparue comme un personnage puissant, qui était à l’écoute et qui m’a toujours soutenu dans mes projets d’écriture. D’ailleurs, je porte son nom. J’aurais pu le masculiniser mais j’ai souhaité le préserver tel quel. C’est une manière de dire : « Je viens d’une femme ». Ma mère m’a porté, je porte son nom et je la fais vivre dans mes livres. Par exemple,
Mentir
est basé sur un document infime : une photographie où elle apparaît. En tout cas, la question de l’origine est une question résolue pour moi.
Pourquoi écrivez-vous ? Ou à qui ?
Parfois, en publiant un livre, je fais une blague aux gens que je connais et qui m’ont fait des remarques à propos de mes autres parutions ; je les interpelle à travers mes textes. Aussi, j’utilise une langue commune, il est normal que je rende mes textes à la communauté en les publiant. Mais si j’écris, c’est avant tout parce que cela me procure un plaisir personnel.
Feriez-vous donc une blague à Serge Delaive lorsque vous le citez dans votre dernier roman ?
Je le connais depuis longtemps. Son père était le mécène de L’Atelier de l’agneau, une maison d’édition dans laquelle j’ai publié quelques textes. Je me retrouve dans son livre et dans son écriture.
Si vous deviez me conseiller un seul de vos livres, lequel serait-ce ?
Les morts sentent bon
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. C’est une fable linéaire : la ligne du héros est vague et celui-ci subit des transformations. C’est une sorte de conte cruel que j’ai écrit en m’inspirant du livre d’heures.