Psaume rouge
Pour la première des séances « Expérience » du ciné-club ABL, Thierry Defize a présenté devant un parterre conquis Psaume Rouge , l’une des plus célèbres œuvres de Miklós Jancsó , cinéaste singulier, à réactualiser de toute urgence.
Psaume Rouge ne tient pas vraiment du film. Plutôt de la lente, envoûtante procession (ça tombe bien, au vu de l’adresse du lieu qui ce soir nous accueille), de celles qui dans leur sillage traînent d’abord, forces tranquilles, une sorte de pure matière à fabriquer du fascinant, avant de parachever l’ensorcellement. Dans ces campagnes hongroises où sourdent de partout les prémices des révoltes paysannes du début XIXe, il flotte une forme d’état second, quasi-anesthésique, aussi bien sur les ouvriers révoltés que sur nous. Là où sont incendiées des églises, où meurent brutalement des comtes sans raison apparente, où de jeunes femmes dévoilent leur nourricière poitrine et affichent leur nudité pour caresser les neigeuses colombes, où les chants, comme l’espoir de changer les choses, jamais ne s’éteignent : quelque chose gronde, et va se produire.
Si le soulèvement aura bien lieu, il sera d’une grande douceur, car les révoltés le savent : la foi est plus grande que la force. Non pas la foi religieuse, cet opiacé dont ils n’ont cure, mais la foi en une meilleure organisation sociale, la foi en une juste cause, la foi en une noble façon de se battre pour elle . Peut-être que, bientôt, le cours d’eau bordant la plaine se teintera du sang des paysans, mais qu’importe, puisqu’ils auront finalement triomphé des petits perroquets paternalistes, vengé par l’une des leurs. Quelque chose de puissamment déterminé et de gracieux à la fois, irriguant tout le film, et qui est visiblement la signature du maître Jancsó, un caractère remarquablement organique.
Car Psaume Rouge est un film vivant, vibrant, révélant une véritable physiologie du plan-séquence. Au nombre de vingt-six pour une durée d’à peine une heure et demie, ils assurent diverses fonctions en vue de maintenir intacts la vitalité, l’élan cinématographique de l’œuvre. Nourrissant le pacifisme du combat engagé, (le film est d’une grande douceur, les revendications se font en chantant d’hypnotiques bien que déterminées mélodies magyares), nous menant calmement d’un personnage à l’autre, alimentant aussi l’aspect d’irréalité de ce ballet filmique de plus en plus immergé dans un bain d’onirisme , à la caméra tellement glissante, caressante, le plan-séquence forme le tissu du film, qui, sans lui, tomberait. Radicale démonstration d’un auteur que d’en faire son carburant, tout en arrivant à faire oublier la technique et le savoir-faire présents.
Là se niche l’étonnant contraste de Psaume Rouge : allier à un sujet éminemment noble et fort l’emploi presque exclusif du plan-séquence (on ne doute pas du talent de Jancsó à le maîtriser), parfois pédant parce que dispensable, et plus admirable encore est de réaliser ce tour de force consistant à reconfigurer complètement le rôle de ce procédé technique complexe, et, en un même geste, de lui conférer une noblesse aussi neuve qu’insoupçonnée.
On ne saurait remercier suffisamment Thierry Defize de nous avoir offert cet accès direct – quoique déroutant – à Miklós Jancsó, cinéaste injustement et assez incompréhensiblement tombé dans les abysses de l’oubli. C’est pourquoi il serait un juste retour des choses que d’honorer aujourd’hui son cinéma militant, débordant de vie et de passions , n’hésitant jamais à épouser intégralement les convictions de ses personnages, et à les accompagner jusqu’au bout du chemin. Oui, ce moment semble être venu : celui de (re)-découvrir Jancsó.