Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon
Rendez-vous avec les vides de l’H/histoire
Qu’est-ce que la mémoire ? Comment est-elle produite, conservée, sauvegardée et transmise à travers les générations ? Peut-elle échapper au passage du temps, à l’altération, au flou et à l’oubli ? À quel prix survit-elle ? Autant de questions que Lola Lafon, auteure francophone ayant grandi entre la France, la Bulgarie et la Roumanie, aborde dans son récit Quand tu écouteras cette chanson, paru en 2022 pour la collection éditoriale « Ma Nuit au musée ».
« Mais ce qui à la fois est absent
aussi bien que présent,
sache-le voir, par la pensée,
d’un regard que rien ne déroute. »
Parménide
Initiée en 2018, la collection éditoriale « Ma Nuit au musée » s’inscrit dans une tendance croissante – surtout en France – des institutions muséales à solliciter des auteurs et des poètes afin de leur commander la réalisation d’œuvres littéraires inspirées par les institutions elles-mêmes et/ou par leurs collections. La collection « Ma Nuit au musée » repose sur une idée simple : inviter un écrivain à passer une nuit, seul, dans un musée de son choix, pour écrire ensuite un récit inspiré par cette expérience d’enfermement nocturne dans un lieu de patrimoine. Née d’une collaboration entre les éditions Stock et Alina Gurdiel, ancienne attachée de presse aux éditions Grasset et aujourd’hui à la tête de l’agence de communication « Alina Gurdiel et Associés », la collection compte actuellement vingt-cinq volumes, tous dédiés à des musées situés, pour la plupart, en Europe.
Kamel Daoud, Lydie Salvayre, Christophe Ono-dit-Biot, Enki Bilal et Santiago H. Amigorena ont tous passé leur nuit au Musée Picasso à Paris ; Léonor de Récondo a séjourné au Museo del Greco à Tolède ; Leila Slimani à la Punta della Dogana à Venise ; Zoé Valdès au Museo Nacional Thyssen-Bornemisza à Madrid ; Jakuta Alikavazovic au Louvre à Paris ; Diane Mazloum au Musée National du Liban à Beyrouth ; Bernard Chambaz au Musée Franco Maria Ricci à Parme ; Christophe Boltanski au Musée de l’Afrique à Tervuren; Andrea Marcolongo au Musée de l’Acropole à Athènes et, plus récemment, Jean-Luc Coatalem au Musée Guimet, Yannick Haenel au Centre Pompidou et Richard Malka au Panthéon à Paris, pour n’en citer que quelques-uns.
Lola Lafon, pour sa part, choisit de passer sa nuit dans l’Annexe de la Maison Anne Frank, à Amsterdam. Dès les premières pages de son récit, l’autrice pose le décor : « Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe », précisant être « venue éprouver l’espace », consciente de l’impossibilité « d’éprouver le temps » et d’embrasser « la lourdeur des heures, l’épaisseur des semaines » qu’Anne Frank et sa famille ont dû endurer pendant vingt-cinq mois de clandestinité. « Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ? » . C’est la question qui, tout au long de sa nuit de veille, tourmente l’autrice. Comment imaginer l’inimaginable ? Comment se représenter ce qui ne peut être ni pensé ni dit ? Et pourtant, il est indispensable de le faire. Écrire, dire, raconter, mettre des mots sur l’inimaginable deviennent autant de mantras pour l’autrice. Regarder, sans détourner les yeux, devient pour Lola Lafon une injonction à laquelle elle ne peut pas se soustraire, une mission qu’elle ne comprend pas complètement mais à laquelle elle se sent appelée. Lorsque, en l’accueillant, Ronald Leopold, le directeur du Musée Anne Frank, lui demande quelles sont les raisons derrière son souhait de passer une nuit dans l’Annexe, l’autrice avance ne pas avoir le courage de lui avouer que « ce projet d’écriture est un désir qu’[elle] ne comprends pas [elle]-même, qu’il [la] poursuit depuis qu’il s’est matérialisé, il y a quelques semaines. […] ». Toutefois, elle n’a pas de choix. Elle « doi[t] écrire ce récit ». Ce paradoxe — l’urgence d’imaginer l’inimaginable et l’impossibilité de le faire pleinement — devient le moteur du texte.
Dans un collage bien dosé de témoignages d’amis et connaissances de la famille Frank, de spécialistes du Journal, d’experts et de professionnels du musée Anne Frank, l’autrice parvient à donner lieu à un récit qui, tout en retraçant l’histoire d’Otto, d’Edith, de Margot et d’Anne Frank, insiste aussi sur le caractère problématique de la mémoire culturelle relative à l’histoire de la famille Frank – en se référant tout particulièrement à la mémoire culturelle qui s’est imposée à travers l’Europe et les États-Unis depuis la fin du second conflit mondial, notamment grâce à de nombreuses adaptations théâtrales et cinématographiques hollywoodiennes du Journal. Grâce aux témoignages recueillis pendant son travail préparatoire, aux documents consultés au musée et à une relecture attentive du Journal, dans ce récit, Lafon s’engage à démonter le mythe hollywoodien de l’héroïne adolescente pour restituer à Anne Frank un statut qui lui revient de droit mais dont elle n’a que rarement pu bénéficier depuis la découverte du Journal : celui d’autrice, d’écrivaine pleinement consciente de son art.
Comme Lafon le souligne, dans son Journal, Anne Frank écrit pour être lue. Lorsque, le 29 mars 1944, le ministre de l’Éducation des Pays-Bas demande par Radio Oranje aux Néerlandais de conserver leurs lettres et leurs journaux intimes pour en faire, après la guerre, des témoignages de ce que le pays a traversé, Anne Frank change radicalement son rapport à l’écriture et, pour la première fois, se pense écrivaine : « Elle se met aussitôt à le [son journal] retravailler : elle quitte le ton spontané des premières pages, en parfait le style. Elle rédige un prologue, supprime des passages qu’elle juge peut-être trop personnels, en étoffe des autres. Elle décide d’utiliser des pseudonymes, faisant des occupants de l’Annexe […] des personnages. Elle choisit une forme narrative particulière s’adressant à une amie imaginaire, Kitty ». Pour Lola Lafon, reconstruire la posture auctoriale d’Anne Frank, c’est redonner une légitimité non seulement à l’acte créatif de l’autrice du Journal, mais aussi à sa personne, à son histoire, à ses idées, à ses pensées, à ses rêves, à ses espoirs et même à ses peurs et angoisses. C’est se débarrasser de toutes les altérations, manipulations et distorsions qui, surtout dans les années 1960-70, n’ont fait qu’édulcorer et épurer les propos et les mots d’Anne Frank en transformant son histoire tragique en rien d’autre que l’histoire de « l’épanouissement d’une adolescente face à l’adversité ».
Quoique bien documenté, Quand tu écouteras cette chanson ne se limite pas à être une réflexion sur la mémoire collective et ses fonctionnements. Cet ouvrage s’avère aussi un récit profondément personnel dans lequel l’autrice, pour la première fois dans son œuvre littéraire, aborde la question de ses propres origines juives et s’emploie à retracer les branches d’un arbre généalogique – le sien – qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, a été irrémédiablement « arrach[é], brul[é], calcin[é] ». Dans ce récit, Lola Lafon confesse avoir longtemps esquivé cet héritage, évitant le sujet et détournant les yeux de sa propre histoire :
« Je suis celle qui, depuis l’adolescence, détourne les yeux ; celle qui ne regarde pas de documentaires sur la Shoah. Celle qui n’a lu que peu de livres à ce sujet […], celle pour laquelle la romantisation de l’Holocauste est insupportable. Je suis celle dont le cerveau se brouille dès lors que le sujet est abordé. Au lycée, j’ai évité les cours consacrés à la Deuxième Guerre mondiale. J’affirme que je n’ai pas besoin de voir, de lire : je sais cette histoire. […] Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. »
Poussée par le besoin aussi inexplicable qu’impérieux de se rendre dans l’Annexe d’Anne Frank pour réaliser ce volume, l’autrice se voit pourtant contrainte de se confronter « à l’abime » auquel pendant longtemps elle avait « tourné le dos ».
Quand tu écouteras cette chanson est un récit polyphonique, où les voix d’Anne Frank, de sa famille, de ses amis et proches, des chercheurs contemporains et de l’autrice elle-même se mêlent pour offrir une méditation poignante sur le temps, la mémoire et l’écriture. À travers ce texte, Lola Lafon parvient à conjuguer un travail historique rigoureux avec une quête personnelle qui nous pousse, tous et toutes, à interroger notre propre rapport au passé et à la mémoire, mais surtout notre responsabilité de mémoire envers les générations futures.