Quarante années de pages belges
Avec Littérature belge d’aujourd’hui , Espace Nord propose une sélection des chroniques que Jacques De Decker a consacrées à la littérature francophone de Belgique, entre 1971 et 2010. Un panorama littéraire élargi, après les Années critiques (1990) et la Brosse à relire (1998), dont la trentaine d’auteurs envisagés, parmi lesquels Cliff, Mertens, Harpman, Crickillon ou Toussaint, rejoint en un volume le lecteur de nos jours.
D’emblée, l’ouvrage pose la question de l’histoire littéraire, selon une perspective épistémologique d’une part, mais plus particulièrement en envisageant celle d’un petit pays, encaissé entre de grands centres prescriptifs avec lesquels il faut jouer des coudes pour s’imposer. Jacques De Decker fait partie de ceux qui l’aident dans cette tâche : mettre en avant son corps – textuel et générationnel. Grâce à lui, les colonnes du Soir ont pu se voir considérablement gonflées de noms d’auteurs issus de chez nous , comme on s’accorderait à le dire maladroitement. Mais le combat réside précisément là, lorsqu’il s’agit de révéler le talent des esprits qui nous entourent ; De Decker a su les mettre dans le texte, visibles. Comme il le rappelle, cette bataille est plus généralement celle d’une avant-garde, qu’incarnent critiques et chroniqueurs, dont le travail consiste à dénoncer la vanité de certains et à déceler en première ligne le potentiel des autres, pour laisser ensuite les essayistes et critiques institutionnalisées construire leur consécration – notons toutefois, au passage, l’existence d’une préparation en amont, à laquelle procèdent les éditeurs.
Des gladiateurs du verbe qui évoluent donc dans un champ, la littérature contemporaine, n’ayant pas encore cessé de se constituer. Puisque cette dernière est encore en train de se faire, l’histoire littéraire ne peut avoir de prise sur elle ou, du moins, ne peut prétendre à l’interroger en toute certitude. De Decker expose alors l’utilité que présente un tel recueil : en proposant les chroniques dans leur état primitif, il donne un accès direct à la réception originelle des œuvres, lorsque « la parution du livre faisait événement ». Un instantané qui peut par conséquent figer leurs liens avec le contexte social, au travers d’une individualité agissant comme un prisme déformant, mais dont il est possible de repérer les angles. Cependant, par manque de recul, le critique ne saurait faire de « l’histoire immédiate », ce que signale Hubert Roland dans sa postface. Il prépare avec fureur le terrain d’un travail de structuration encore à venir, auquel se livre d’ailleurs ce dernier, selon des considérations qui peuvent être étayées et approfondies par l’excellent « précis d’histoire sociale » de Denis et Klinkenberg, la littérature belge , publié également chez Espace Nord.
En plus d’être un outil pour la critique scientifique, le recueil se trouve être un agréable guide dans cet itinéraire belge, tout comme un plaisir de lecture en soi. De Decker lâche les pinces et les scalpels trop agressifs, qui déchirent les textes. Léger, affable, il reste néanmoins ciselé pour décortiquer avec style, à l’aide d’une écriture libre, parfois empreinte de poésie, lorsqu’il traite par exemple de Faire l’amour de Jean-Philippe Toussaint :
Faire l’amour a cette même fluidité, ce drapé, comme un long solo de saxophone dans la nuit, d’une mélancolie qui semble ne pas pouvoir s’éteindre. Une note qui se tient, au-delà de la limite du souffle, on a peur que cela se brise, mais non, jusqu’au point final, la même intensité, la même densité sont là. Quand le rideau tombe, on s’aperçoit qu’on a été capté de bout en bout, en un suspense dont seuls les mots sont les gages, souverainement placés comme les pierres dans ces jardins secs dont les Japonais ont le secret.
Ce qui ne l’empêche pas d’avancer également des réflexions plus théoriques :
On a le sentiment, fréquent chez Toussaint depuis ses débuts, qu’on est dans un monde qui se délite. Il est, en ce sens, un écrivain typique d’un tournant d’époque, cadastrant un présent qui ne sait pas où il va, qui ne pose plus de geste, qui de toute manière ne les achève jamais.
Par des textes nécessairement brefs, le critique doit ainsi saisir au plus vite l’énergie d’œuvres dont il lui faut retranscrire les coups, afin de dévoiler leur force de frappe. Un exercice dans lequel son sens de la formule, saisissant, imprime des marques déterminantes :
La force de Cliff est là : dans la proximité toujours périlleuse de la prose. Il flirte avec elle tant et plus, parce que les décharges poétiques ne peuvent qu’en être plus puissantes, et cet État belge , puisqu’ainsi son recueil se nomme, est riche en déflagrations de cet ordre, aussi incongrues que bouleversantes.
Quant à la littérature de cet état, le pari premier est brillamment réussi : d’un livre, il les faudrait tous.