Avec Rapatriés , son premier roman, Néhémy Pierre-Dahomey nous embarque pour un voyage déroutant au plus profond de la perle des Antilles. Rapatriés ouvre un champ de réflexions sur l’exil, l’attachement familial et la misère sociale.
La rencontre avec Belliqueuse Louissaint (dite Belli), personnage principal de Rapatriés , est brutale. Sans détours, le lecteur est embarqué avec elle et son deuxième fils sur un voilier de fortune pour traverser la mer des Caraïbes jusqu’en Floride. Une tempête éclate, le bateau menace de chavirer, les passagers clandestins sont affolés. Dans ce chaos, Belli balance son enfant par-dessus bord. Voilà notre première image : une femme au nom guerrier cède à la douleur d’une crampe dorsale et lâche son fils. Retour en Haïti, où Belli se voit octroyer – comme les autres survivants de ce naufrage – un terrain dans « la savane mutée en quartier » nommé très ironiquement « Rapatriés ».
Dix ans plus tard, une autre vie, dans le sillon des souvenirs de l’ancienne, a commencé pour Belli et ses désormais trois enfants. Accompagnée par son homme, Sobner Saint-Juste dit Nènè, connu surtout pour « l’alcool, les femmes et son talent de menuisier-ébéniste », elle tente tant bien que mal de survivre, sur cette terre aride, aux excès de la pauvreté. Néhémy Pierre-Dahomey entreprend de nous raconter l’histoire de vie d’une femme haïtienne qui tente d’échapper à plusieurs reprises à sa situation précaire. Assignée à de multiples rôles, celui de femme, de mère, de travailleuse, de rescapée, Belliqueuse est soumise à une réalité qui la dépasse. Forcée de se plier, elle bouscule les attentes, elle bat Nènè, se fait battre en retour, mène un combat quotidien contre ses conditions d’existence et finit par se perdre. Pierre-Dahomey a réussi à créer un personnage tout en finesse, plein de hargne et de volonté, retranché derrière ses paradoxes. Belli n’a pas conscience du tiraillement entre sa force de caractère, sa passion et son impassibilité, il fait partie intégrante d’elle. Elle n’est ni totalement intrépide ni totalement stoïque. Reflet de l’impulsion, vulnérable et forte, Belli est avant tout humaine. De cette complexité découlent des choix et des comportements déroutants. De manière marquante, on reste perplexe lorsqu’elle abandonne « si facilement » ses deux filles pour l’adoption :
Dans cet état d’âme céleste, Belliqueuse Loussaint eut peu de mal à placer ses deux seules filles à la crèche, chez madame Pompilus Estimé, afin de les faire adopter. Elle n’eut point l’impression de perdre une partie d’elle-même quand elle balança Béliale et Luciole, respectivement cinq et deux ans, à Madame Estimé, pour qui elle faisait la lessive depuis quelques fins de semaines.
On regrette cependant que Pierre-Dahomey n’assume pas plus son personnage principal. Belli est à la fois une héroïne audacieuse et pourtant très invisible. Au fil du roman, vient un moment où on se questionne sur sa réelle présence. Sa propre histoire est (trop ?) souvent entrecoupée par celles de Nènè, de Bélial – enfant d’une lucidité perçante et d’une sensibilité hors norme – ou encore des autres hommes du quartier. Ses souffrances, ses joies ou encore ses remords sont rarement exprimés à travers Belli elle-même, mais plutôt par l’intermédiaire des personnages secondaires. Procédé qui n’est pas gênant en soi, s’il ne minimisait et n’atténuait pas sa force. Le désarroi de Belli se lit dans les yeux de sa fille Bélial, responsable à un âge prématuré de la gestion du foyer alors que ses parents travaillent. Il apparaît donc à travers les yeux d’une enfant de cinq ans. Elle pourrait être révélatrice de ce que des enfants seuls, livrés à eux-mêmes, ressentent si Pierre-Dahomey n’avait pas doté Bélial d’une réflexion et d’une intelligence d’adulte, qui nous empêchent de croire en son authenticité. La culpabilité de la mort de son enfant qui ronge Belli est rendue visible par la réaction de Nènè lorsqu’il apprend la nouvelle. Ici encore, on ressent surtout la violence, la colère de Nènè et la culpabilité de Belli n’est que suggérée :
L’infanticide de Belli fournit à Nènè l’occasion de gagner sa part de bel amour, lorsqu’il surmonta sa fébrilité pour administrer des coups si copieux, en pleurant lui-même, qu’on eût pu dire qu’il avait prévu de se suicider après avoir démonté sa concubine. Ce fut la seule fois qu’il vit Belli pleurer, le supplier d’arrêter, sans tenter la moindre défense.
Finalement, Pierre-Dahomey traite du destin d’individus vivant dans la pauvreté et la précarité et qui cherchent à s’extraire de leur réalité. Malheureusement, ils sont surplombés par des événements qui les dépassent, les forgent et concourent à leurs choix. Des situations qui les entourent, les assujettissent et en viennent à les faire exister uniquement en leur sein. La liberté d’action des personnages est fortement déterminée par les conditions de vie sur l’île, ils sont définis par leur environnement et participent à son maintien, souvent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Après son retour en Haïti, le lopin de terre qui est attribué à Belliqueuse influe incontestablement sur le statut qui pèse sur ses épaules. Accepter cette parcelle, y vivre, revient à réduire Belli à une seule expérience marquante qu’elle a vécue. En vivant dans ce quartier, elle est condamnée à être et à rester une rapatriée. Les questionnements soulevés sur l’importance de l’extérieur sont incontestablement le point fort du roman.
Le style très métaphorique de Pierre-Dahomey permet d’englober tout un ensemble de réalités, de leur donner corps, d’en parler avec légèreté et poésie. Le lecteur se voit projeter dans un univers, probablement peu connu, des conditions de vie haïtienne, celui d’une femme (et de sa famille) pauvre, décidée à s’exiler mais qui se voit rattrapée par la fatalité de son environnement, et se retrouve enfermée.