Rencontre avec Grégoire Polet
Fin de l’année : on range les cartons, on fouille les recoins et on s’aperçoit qu’il nous restait un article, bien caché, pas encore publié. Du coup, on vous le propose avant péremption. Surtout qu’il s’agit de retrouver Grégoire Polet, en grande discussion avec Camille Burtin.
Habituellement, on y va le dimanche, l’après-midi, en famille. Mais le vendredi 27 février, en fin de journée, je suis allé seul à la foire. À la Foire du livre, pour être précis. Et je n’avais pas rendez-vous avec une jeune fille entre les autos tamponneuses et le marchand de barbe à papa. J’avais rendez-vous avec un écrivain. Il est un peu avant 18 heures et il m’attend sur le stand de Gallimard. Je pensais être retardé à l’entrée, qu’on ne me délivre aucune autorisation d’entrée, équipé comme un étudiant paresseux se rend en cours : avec un stylo-bille et un bloc de feuilles qui a à peine servi. Par le hasard de la rencontre de mon correcteur, j’entre enfin et suis conduit jusqu’au stand d’Indications. Je suis en avance. Je m’arme d’un magnétophone et d’un appareil photo. Discussions croisées avec les différents responsables d’Indications. Eux ont l’habitude de ce genre de manifestation. Alors je flâne entre les stands, feuillette des livres, évidemment. Puis un détour par le stand de Gallimard où je dois donc rejoindre un écrivain.
Grégoire Polet est déjà là, sillonne les rayons, engage des conversations. Puis je m’approche de lui. Nous nous saluons et nous dirigeons vers la salle dédiée aux interviews. Nous avons fait nos humanités dans le même lycée. Je le lui dis. Nous évoquons des professeurs que nous avons eus en commun, comme deux anciens camarades de classe. Cette entrevue risque bien de se transformer en une longue discussion. Installés dans les fauteuils bleus de la pièce, je lui demande si ses études à Louvain-la-Neuve, cité nouvelle et artificielle, l’ont conduit à s’intéresser aux villes. « Pas directement. » Ce qui l’intéresse, ce sont « les grandes villes », « les villes populeuses », là où se réunit la foule. Voilà ce qui le fascine, c’est « l’émerveillement de départ » : l’envie d’écrire sur la foule. Il reconnaît que c’est un peu un truisme, le fait que « de proche en proche, chacun se reconnaît », mais ça, ça l’émeut.
Puis il est parti à Madrid pour sa thèse en littérature espagnole, car il y a la bibliothèque nationale, l’endroit où « on redevient un ignorant ». Et il y a écrit Madrid ne dort pas . Il a essayé d’y capturer la ville en une journée, comme un œil qui s’ouvre le matin et se ferme quand les étoiles ont pris possession du ciel. J’évoque les cinéastes de l’avant-garde documentaire, le concept d’œil mécanique de Vertov. Mais plus que des influences, ses romans entretiennent des similitudes avec le cinéma. Que ce soit sur papier ou pellicule, il n’y a pas des milliards de manières de mettre en place cette « esthétique de la foule ». Dans Manhattan Transfer de Dos Passos, « seul le lecteur peut voir le croisement entre les personnages ». Comme une caméra. Le roman a influencé le cinéma et inversement. Qu’on change de plan ou de paragraphe, on saute « d’un point de vue à un autre ». On retrouve cette même tentation de saisir la foule d’une ville dans Short Cuts . Mais il reconnaît avoir vu ce film plus tard. En revanche, les Vacances de monsieur Hulot est un film qui l’a profondément marqué dans sa façon de représenter plusieurs personnages en simultané.
Comme Excusez les fautes du copiste , son deuxième roman, s’ouvre place Saint-Sulpice, je glisse le nom de Georges Perec, sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien et puis la Vie, mode d’emploi , évidemment. Il reconnaît quelques « références inconscientes » à l’hirsute écrivain de l’Oulipo. Je souligne que son deuxième roman diffère des autres par son écriture à la première personne. « C’est un je qui dit il. » L’idée de Grégoire Polet, c’est de créer des personnages, alors il fallait que ce je « soit un personnage, pas un narrateur ». C’est pourquoi le narrateur explique que le livre que nous lisons est sa plaidoirie. Et qu’on retrouve ce personnage dans Leurs vies éclatantes et dans Barcelona ! , le dernier roman de Grégoire Polet. De même que Chucho se balade dans les romans barcelonais de l’auteur. « Les personnages sont irréductibles, ils font exister les histoires », précise-t-il. On en vient au roman du XX e siècle, aux ouvrages fleuves, remplis de personnages et de croisements. Il me parle des « constructions en rhizomes de Balzac » et de son « génie de ne jamais parvenir à l’ensemble ». Il estime que l’art du roman est « de montrer plutôt que de raconter ». Et montrer se fait au présent. Pour montrer ses personnages, il utilise donc un style fluide, plastique, rythmé, poétique mais pas lyrique, musical.
Grégoire Polet utilise beaucoup les dialogues dans ses romans, parce que faire parler les personnages permet de « ne pas dire ce qu’ils pensent », les dialogues servent à dresser « des portraits psychologiques des personnages ». Les dialogues nous font naturellement dériver vers le théâtre. Je lui demande s’il s’est déjà essayé à cette écriture ou s’il en a envie. Il a fait paraître il y a quelques années une pièce en catalan. Et en a écrit deux autres, avant le roman, des œuvres de jeunesse, « pour s’entraîner ». J’essaie de savoir ses projets, ses envies. Comment intégrer Internet dans le roman, par exemple ? « Internet a transformé le monde en une ville. » On y revient, à la ville, qui est le plus formidable des « laboratoires » pour observer les relations entre les êtres. Alors je lui demande si cette obsession de la ville peut s’apparenter à un projet littéraire. Ce n’est aucunement son intention même si avec Barcelona ! il a « eu le sentiment d’avoir terminé une geste ». On parle de l’écriture, je lui demande des conseils comme on en demanderait à un vieux sage. « Ou à un prisonnier ! » ajoute-t-il. Puis nous sourions à l’évocation de Paludes de Gide, un livre « culte ». Je l’interroge sur la musique. Il en écoute et en joue, au piano, du classique. Il parle donc de musique classique, de Liszt et Haydn qui « donnent l’impression de composer sans se retourner ». Il avoue écouter de la variété, même être ému par certaine de ces chansons. Alors je confesse que I Know de Claude François me donne des frissons. Il est 19 h 30, une attachée de presse qui était passée au début notre entretien n’en revient pas : « Toujours occupés, vous ? »
J’éteins le magnétophone et l’accompagne vers le stand de Gallimard. Mais d’abord nous prenons une photo qui illustrera l’article. Je plaisante sur les photos d’écrivains, sur les écrivains qui portent la barbe. Et je fais la photo d’un écrivain qui porte la barbe. Grégoire Polet me dédicace ensuite son Petit Éloge de la gourmandise . Comme dernière question, je lui demande s’il n’a pas été surpris par mon prénom. Camille lui fait toujours penser à une réplique de Jean-Paul Belmondo dans un film écrit par Audiard : « Les temps sont durs, Camille. » Mais ce jour-là, ce fut tout le contraire.
Qui peut me dire si je feins ?