Avec Rétine , Théo Casciani 1 narre la naissance d’un regard dans un monde au sein duquel il n’a jamais été aussi nécessaire d’apprendre à regarder. Le narrateur, au milieu d’une exposition, d’une manifestation, ou d’une boite de nuit, décrit une errance dans l’imagerie virtuelle contemporaine.
La tâche n’était pas aussi simple qu’elle le laissait paraître. Saisir à la fois l’occasion de la publication d’un roman — se dépêcher, saisir au vol — et prendre le temps de la prudence pour ouvrir avec lui un dialogue — ralentir, temporiser —, bref, tenir les deux temporalités contradictoires de la hâte et de la réflexion dans lesquelles toute action doit s’encombrer. Elle était d’autant plus complexe qu’on se refuserait une facilité théorique, ou une position privilégiée. La littérature n’a pas besoin des grands mots de la théorie — ou de l’impression généralisante et prophétisante d’une écriture qui mimerait la théorie — pour se légitimer. Lorsque, en effet, l’écriture théorique se confronte et se compromet dans la littérature, elle ne peut se conforter dans l’attirance des grands mots, des gros diagnostics, en un mot, se contenter d’idées générales. Des nouveaux régimes, une nouvelle époque : tout de suite la démesure. S’il s’agit d’ expérience esthétique 2 , il s’agit avant tout d’expérience spécifique et singulière que la réflexion ne peut gonfler tout en se payant de mots. Faire attention donc, aller à tâtons, sachant le risque qu’encoure tout diagnostic à monter en épingle ce qui peut nous arriver personnellement dans nos vies, en diagnostic sur le contemporain. Alors, hâtons-nous, certes, mais hâtons-nous lentement3 .
Je comprenais alors que si nous l’avions accompagnée dans la collection des représentations qui affectaient nos visions, que si nous avions bâti ensemble une œuvre partant des images d’aujourd’hui, c’étaient maintenant nos regards que DGF avait choisi d’exposer.
Il est de nos conditions de contemporains d’être autant exposés aux mots qu’aux images, c’est à dire racontés et mis en récit — jusqu’à être mis en danger — à travers eux ; rendus visibles et mis en lumière — jusqu’à être menacé de disparition — par elles. Il n’y a jamais eu, il n’y aura sans doute jamais, d’exclusivité aux images qui elles seules donneraient à voir quelque chose, ne serait-ce que parce qu’il n’existe pas d’usage d’images sans discours qui les accompagnent. Mais de plus, les effets visuels de la littérature construisent depuis longtemps des mondes perceptibles dans lesquels les récits trouvent leur intrigue. S’il est possible de parler d’exposition en littérature c’est à travers les deux sens du terme, à la fois celui de la mise en scène et celui de la mise en danger : jusqu’où alors pousse-t-on la prose du monde, le dictionnaire des mots, pour dire tous ces détails qui se déposent sur le regard ou qui l’envahissent ? Les images, plus que les mots, sont des opérateurs de migrations : elles arrivent jusqu’à nous, même depuis des lieux et des temps lointains, et contiennent avec elles cette survivance du temps. Alors les mots nous manquent sans doute pour dire le mouvement des images et leur voyage, qu’il soit spatial — à grande vitesse — ou dans le temps plus long qui imprime en elles une écriture chronologique4 .
Voyant l’avion glisser sur les vitres de la tour, je m’abandonne aux images qui submergent mon regard. La minuscule silhouette de l’appareil progresse sur les derniers étages de l’immeuble, elle se déforme à l’accroche des chambranles et persévère dans sa trajectoire rectiligne. Les moindres nuances de l’engin sont réfléchies par cette façade si sombre qu’elle n’a d’autres couleurs à porter que celles qui garnissent le ciel. J’examine le cadre sans quitter l’avion des yeux, guettant chacune de ses variations et la menace de son mouvement, la lueur continue à parcourir les baies et je reste impuissant face au tableau de l’avancée du bec drainant après lui la carcasse, les ailes et tout le fuselage allongé sur le double vitrage. Une légère brise vient alors déranger les prêles plantées devant le bâtiment aux portes closes. Immobile au beau milieu de la dalle, je détourne les yeux de la trace flottante, je porte mon regard vers le ciel et me mets à traquer cet appareil imprimé sur ma rétine.
Rétine est un livre sur les migrations incessantes des images qui nous parviennent par la rétine du narrateur. Néanmoins, la couverture blanche et les pages se succédant, pas la moindre promesse d’une image. Nous sommes dans le blanc laissant intact la puissance d’évocation. Que sait-on des images ? Bien peu de choses sans imagination, sans lever les yeux du texte. En littérature on ne les voit jamais tout à fait, on ne fait que les apercevoir dans cette respiration entre le livre et le monde. Ne vous est-il jamais arrivé, disait Roland Barthes, de lire en levant la tête ? Non par désintérêt, mais par afflux d’idées, d’associations, de réactions, de mises en rapports5 .
C’est sans doute de la radicalité de la littérature même que de se lire sans aucune image à disposition, et dans le même temps, par la lecture et les nombreuses descriptions, de ne cesser de faire naître des images. Dans cette perspective, Rétine est le plus littéraire des romans, ne cédant aucune faveur à la force des images, maintenant les digues en place. Tâche est à l’écrivain de donner à voir, restituer, refigurer, créer. Néanmoins, il n’est jamais question par-là d’opérer une critique aux allures ontologique de l’image, ou de se prononcer sur son quelconque statut décadent. Ne pas disposer d’images revient à trancher et à laisser dans l’intimité du lecteur et de la lectrice l’action visuelle s’opérer. Dans une perspective inverse et non moins intéressante, avoir une image contre le texte qui la décrit permet une confrontation, car l’image face à la description peut évidemment l’illustrer, mais également la contrer : il devient possible, par elle, de contester, de contredire, de contre-voir la manière par laquelle elle est mise en récit. Tel est le geste démocratique de l’image : chacun peut se faire l’interprète de ce qu’il y voit, contestant sa description et l’écriture proposée et en appelant d’autres. Toute image est littéralement ouverte à la contestation et organise en son sein une confrontation entre ce qu’elle rend visible et les mots qu’on y accolent.
Sans image rien ne nous permet de nous situer contre le texte, de faire jouer l’un contre l’autre. Il n’y a rien à quoi pouvoir se raccrocher d’une certaine manière, on est plongé, embarqué dans la force visuelle de la littérature et la manière spécifique par laquelle un récit a de nous faire voir ce qu’on nous raconte en entaillant l’imagination du lecteur et de la lectrice, là où le texte seul « peut se mêler des images ». L’enjeu est la narration, ou l’ ekphrasis , cette figure de style qui consiste en la transcription d’une œuvre à l’écrit, ce procédé qui vise à faire naître visuellement le sujet aux yeux des lecteurs, cet art de la description précise et détaillée pour les grecs, qui ouvre l’écriture à devenir un espace de création visuelle .
De même que l’art contemporain a investi le champ du récit en intégrant le spectateur dans ses propres fictions, l’écriture devient ainsi un espace un espace de projection visuelle grâce à une phrase capable de livrer une réalité augmentée de la chose décrite. Le texte peut alors se mêler des images. Je relus plus attentivement chacun de ces mots, puis, revenant vers la page sur laquelle devait être intégrée l’image, j’eus alors l’idée de recadrer la photographie. (...) Cette nouvelle échelle pouvait certes paraître moins évocatrice quant au programme japonais, mais elle prenait alors tout son sens aux côtés des mots de la commissaire et justifiait sa présence dans le catalogue. L’image ne montrait plus qu’un aplat de teintes confuses, la page séparée entre une portion grise et un voile de liquide rouge, et j’avais enfin l’impression que la chose était là, sans trop en faire, assez abstraite pour laisser toute sa place au texte.
La plupart du temps les images ont un référent, elles sont relatives à quelque chose d’ autre : l’image est « image de » quelque chose, c’est une fonction liée à l’altérité, aussi diverse soit cette notion. La meilleure manière de se voir soi-même comme un autre est de se voir en image : inévitablement celle-ci nous décentre. Cependant l’altérité aurait tendance à nous amener vers des conceptions trop générales et diverses concernant les images : la question serait toujours à poser de manière située, qu’est-ce que c’est cette image en particulier ? Quelle est sa valeur d’usage, sa dimension éthique et sa place dans une réflexion politique, lorsque celle-ci prend position 6 ?
Il faudrait alors suivre le roman et commencer simplement ainsi : l’image d’un avion dans le ciel, son reflet dans la tour, le désastre qu’il promet, la mémoire qu’il attise comme un feu, l’angoisse qui s’en dégage. L’aura de cet événement sur le regardeur, imprimé sur sa rétine, aussi éblouissant pour la vue que l’aveuglant phare qu’un bus pointerait sur nous dans la nuit. Exposition . Images. Regard. « Qu’est-ce qui fait le temps d’exposition ? », se demande-t-on. Est-ce l’image exposée à la rétine ou la rétine exposée à l’image ? Laquelle menace l’autre ? Hitomi, nue dans sa chambre de Berlin, apparaît, sans sons, sans voix, et disparaît. Encore une fois, le temps d’exposition se referme sans résoudre le mystère de son apparition. L’image ne parle pas docilement, surtout lorsqu’on est rempli d’images, de clichés, qu’on n’y voit plus rien, que l’écœurement nous immobilise, nous déroute comme un ordinateur qui s’est arrêté de répondre.
Le cadrage n’avait pas changé mais je la vis soudain s’agiter en froissant ses habits, le cotyle de sa hanche saillit pour amorcer un premier pas et Hitomi commença alors à progresser parmi les portants. L’image s’animait.
Dans Rétine , c’est l’organe de la vision qui est exposé aux images et qui est l’exposant des mots qui nous décrivent minutieusement les enjeux du narrateur ainsi que de l’exposition à laquelle il participe, liée aux régimes visuels contemporains. Ivo, un jeune allemand aux cheveux blonds bouclés, dans la table du fond d’un bar anonyme de Kyoto, au regard fixé. Les yeux rieurs de DGF dans le jardin sec du Ryoan-ji, ou les mêmes plus soucieux au musée préfectoral de Hyogo, entre les blocs de glace, les câblages, les collaborateurs agités et un écran d’écume. L’image apparaît et s’évanouit comme une vague qui viendrait frapper le béton, se dressant — monumentale — et persistant en l’air, avant de s’écrouler.
L’image de Kohei sur la scène d’un club à Osaka, puis dans les rue désertes, sans dire un mot, bientôt sur les petites tables d’un konbini ingurgitant des bières sucrées, loin du vacarme du centre-ville, encore. Son regard noir, trois cent mètres plus haut, au terme de la nuit, et la ville abasourdie dans une nappe d’ombre et de lumières ténues.
Quelle alerte ? demandai-je doucement, et Kohei m’apprit alors que la terre venait de trembler dans le nord du Japon. Nous étions absolument mutiques, nous ne nous étions pas regardés une seule fois durant les longues minutes qui suivirent, et je restais immobile contre la paroi sans prononcer le moindre mot, le souffle court, hagard, cherchant une réponse à la seule force de mes yeux. Trois cents mètres plus bas, la ville reposait sous cette nappe que venait parfois déranger le passage d’une voiture aux phares allumés, l’étincelle fusait d’une rue à l’autre comme une dernière survivance des éclats rompus et éclairait dans son sillage les quelques scènes de panique qui commençaient à poindre dans les plissures du décor à mesure que la nouvelle du séisme se répandait. Je fis quelques pas en direction de Kohei, toujours dressé à l’angle de la chapelle, qui scrutait l’étendue silencieuse d’un regard calme et impassible. Voilà ce qu’il manque, me dit-il à voix basse, des écrans noirs, des pages blanches.
Ce qu’il manque ? Des écrans noirs, pour ralentir le regard, des pages blanches, pour retenir le silence, embarrasser les mots prononcés, avoir le temps d’écrire. Un tremblement qui empêcherait les images de défiler sur nous avec autant de vitesse, un tremblement qui brouillerait la liaison d’évidence des images à nos yeux. Ce qu’il faudrait alors ? Faire trembler les évidences, les certitudes et les continuités : elles participent toutes du lien empressé entre l’image et le mot ; chacune n’attend que d’en avoir fini avec l’attente. On comprend aisément que se faire proprement dérangeant à un tel temps de hâte est de devenir soi-même lent, cette force de la lenteur dont parlait Nietzsche lorsqu’il décrivait le philologue comme le maître de la lente lecture, cet art ou ce devenir lent qui est ici la naissance d’un regard.
Le bus s’en allant depuis Paris vers Berlin, en passant par le quartier des affaires de Bruxelles et un accident rouge sur la route, pour le tournage d’Hitomi, presque déjà perdue ou retrouvée, dans les rues berlinoises au petit matin, là où les mots reprennent. On verrait alors ce que serait une potentielle commémoration de la chute du Mur de Berlin au milieu des manifestations qui sont autant des épreuves discursives que des épreuves de visibilités, autant exposition des regards que des volontés. On comprendrait que l’image n’est pas d’abord une chose, qu’elle est un acte, et le regard, lui, un geste, d’autant plus périlleux sous le flot des larmes, dans l’obscurité de la nuit.
Mes jambes suivaient toujours la cadence avec assiduité, je frottais mes yeux fatigués et contemplais les larmes de cette foule chagrine et chaloupée. Je nous regardais porter plainte sans émoi.
Du déferlement des images auquel nous sommes désormais quotidiennement habitués, engager et dégager ses yeux sont devenus des actions centrales autant d’un point de vue éthique que politique. Écrit depuis des lieux à l’aune desquels se cherchent des connexions précaires à inventer, mais également au sein d’une génération qui, face à l’accélération des moyens de communication, cherchent aussi des voies pour ralentir, Rétine nous situe dans un voyage aux multiples arrêts, ou plutôt dans des arrêts qui sont en eux-mêmes de multiples voyages. Immobiles nous-mêmes, installés de guingois à l’intérieur du flux des images et des récits, nous avons fait le choix de décrire les haltes où qu’elles nous mènent, loin des grands récits restaurateurs, sans aucune promesse salvatrice ou garde-fou qui disent où le monde va et pourquoi, mais dans les décombres des rêves anciens, sur les bords broussailleux, là où peut encore se capter un couronnement des senteurs d’automne 7 .