Rétrospective culturelle 2022
2022 est une belle année pour le rap belge qui nous prouve une fois de plus à quel point cette scène musicale est talentueuse et soudée. La plupart des albums ont un ADN commun. On apprécie des collaborations multiples entre beatmakers et rappeurs, des similitudes dans les thèmes abordés, dans le vécu et dans les villes mises à l'honneur.
PROPULSION et CIEL de Prinzly, 5 octobre et 11 novembre
Prinzly nous offre une nouvelle parcelle de son univers, en ne mettant plus ses compositions seulement au service d'autres artistes. Il crée une musique qui lui ressemble. On y oscille entre des productions vaporeuses et des sonorités beaucoup plus trap, plus brutales. Le dosage est bon. Prinzly a œuvré sur de nombreux styles et a fait naître des classiques du rap francophone avec Damso et Hamza, ou des morceaux moins conventionnels, mais pas moins marquants, avec « All In » de Disiz par exemple. En tout cas, il y a toujours quelque chose d'un décollage dans ses instrumentales. Cette touche aérienne se retrouve dans les titres de ces deux EP : PROPULSION et CIEL .
On pourrait parler longtemps de la qualité de beatmaker 1 de Prinzly, mais ce qui nous intéresse ici est qu'il rappe enfin devant le grand public. Ce genre de transition peut être délicate, mais le compositeur bruxellois négocie très bien le virage. Il ose. On profite parfois d'une rythmique assez classique sur des morceaux comme « ZOOM » ou « COORDONNÉES » , bien que des variations chantées viennent toujours s'ajouter ça et là pour apporter un ton moins rappé. Sur d'autres son, on apprécie des tentatives au vocodeur bien plus audacieuses, avec « STATION I – CIEL » par exemple, où le côté spatial et céleste de son univers se déploie pleinement. On embarque donc facilement dans le voyage interstellaire, mais Prinzly ne manque pas de nous ramener les pieds sur terre par ses textes :
« Enfance crucifiée, vie adulte prématurée
Pour l’addition d’la réalité, c’est chez qui qu’on s’fait rembourser ? »
Doudoune en été de JeanJass, 17 juin
« J'mets trois ans à faire un album, après deux semaines, tu l'écoutes plus. » L'industrie musicale ne facilite pas la tâche aux artistes qui peaufinent leurs projets. Pourtant, on sait que les pièces de qualité et ceux qui les façonnent sont comme les bons vins : ils se bonifient avec le temps. La formule est usée, mais on n’y peut rien, JeanJass est comme le bon vin, impossible à boire cul sec. Sur Doudoune en été , il est au top de sa forme. On profite d'une aisance dans le phrasé, d'un vrai fil rouge dans les thèmes, d'une harmonie entre les mots et les productions, normal, il est derrière chacune d'elles, seul ou en collaboration avec des acolytes de toujours, tels que Eskondo ou Le Seize. Tout ça nous offre des sonorités très boom/bap sur lesquelles JeanJass se balade. Quand ça semble si facile, c'est que le travail et le talent se rejoignent au bon endroit.
Dans ce lieu, le Carolo le plus reconnu de ces dernières décennies peut parler des choses qui comptent : le mal d'amour, l'amour tout court, la mélancolie dans la flemme, poursuivre sa passion quitte à finir en perdant magnifique. Comme souvent, il envoie aussi un clin d’œil à sa ville. Ces thèmes sont synthétisés au mieux dans le titre qui clôt l'album (non réédité) : « Premier jour ».
Au cœur de ce nouvel opus, on a Charleroi sur la carte et l'Amour sous la doudoune, et ça fait du bien.
Labrador bleu de ISHA, 15 avril
Il serait difficile de faire une revue des sorties belges de 2022 sans parler du dernier album d'ISHA . C'est un peu la pierre qui manquait à l'édifice de sa carrière. Après une course de fond sur trois albums de 10 titres ( La vie augmente vol.1 , 2 et 3 ), on profite d'une œuvre plus complète. Labrador bleu n'éclipse en rien les fulgurances des projets précédents, mais en est plutôt la somme. « L'augmentation est vitale » répétait le bruxellois comme un mantra sur le titre éponyme du premier opus. Ici, on en voit les fruits. L'augmentation ce n'est pas une simple amélioration. Le rap d'ISHA est intime et thérapeutique, mais on est loin du développement personnel. Dans sa discographie, le meilleur était déjà là. Il suffisait de l'affiner, de le sculpter, de le rendre plus visible, de l'augmenter.
Au fil de cet album, on navigue dans une vie entière. On commence par un hommage à sa vie de quartier et à ses potes de toujours, avec l'enchaînement des titres « Étage », « Modou » et « La familia ». Le milieu de l'album verse plus dans l'égotrip et la démonstration technique, mais ça fait aussi partie de sa carrière et on ne crache pas sur l'exercice qui nous offre de très bons morceaux, « À plat ventre » par exemple. Les trois derniers sons amorcent une descente dans la nostalgie et la confession, avec le très touchant « Labrador bleu » comme point d'arrivée. Ce titre, qui fait référence à un granit parfois utilisé pour les monuments funéraires, est un hommage d'ISHA à son grand frère décédé. Grâce à cet album, le labrador bleu n'est plus seulement une pierre tombale.
Anagenèse de Kobo, 29 avril
Kobo fait son entrée dans le rap au cœur de l'explosion de la scène belge, avec Hamza, Damso ou encore Caballero et JeanJass. Il offre d'ailleurs une belle performance en 2017 au Rentre dans le cercle spécial Belgique. Pourtant, Kobo reste dans l'ombre de ses pairs. Malgré sa plume, malgré ses prises de risques musicales, malgré le très bon titre « Baltimore », malgré ses featurings avec Damso, la renommée n'est pas au rendez-vous. C'est toujours étrange d'assister à cette mise à l'écart lorsque tous les éléments pour une exposition au grand public semblent réunis. Son premier album, Période d'essai , a remporté un succès d'estime, mais sa musique mériterait d'atteindre un cercle plus élargi.
Ici, le seul point qui peut rendre Anagenèse moins accessible est sa longueur. Sinon, il a toutes les qualités d'un bon projet : écriture sincère et travaillée, fil rouge thématique et ambiance instrumentale en harmonie avec le tout. On retrouve avec plaisir la couleur musicale bruxelloise puisque Prinzly et Ponko sont présents sur la majorité des productions. Celle-ci se met au service de l'univers sombre et mélodieux de Kobo. En fait, on pourrait mieux le définir par un paradoxe : sa touche, c'est une mélancolie emplie d'espoir. On le ressentait déjà avec un son comme « Nouveau Départ » , on le retrouve ici sur « LIBERTÉ » . Dans cette veine, il déploie pleinement le sujet esquissé par le titre de son album, à savoir celui de la renaissance, de la régénération et de la transformation. On cogite alors sur la violence de naître.
« Le monde me passe la bague au doigt, le monde me passe la corde au cou
[…]
J'aurais dû rester dans c'putain d'liquide amniotique
Autour de moi, d'la haine car les business sont très prolifiques »
Cette plaie de la naissance nous intéresse d'autant plus qu'elle fait écho à la première piste de l'album d'ISHA qui commence de la même manière, par les battements de cœur d'un fœtus.
Leur dire d'Absolem, 3 juin
Le passage d’Absolem dans le programme Nouvelle école de Netflix ne sortait pas spécialement du lot. Techniquement parlant, rien de mauvais, mais rien de singulier non plus. Par contre, au fil de son EP Leur dire , on découvre un artiste qui semble bien plus à l'aise en studio que dans un freestyle télévisé. On traverse un univers mélancolique, bien connu dans le rap, mais cuisiné à sa sauce, avec ses références et sa poésie bien à lui. Le choix d'instrumentales jazz semble alors logique. L'harmonie est au rendez-vous dès le premier titre qui est franchement très bien écrit. Le ton est plutôt similaire dans les morceaux qui suivent, mais on note tout de même de belles variations rythmiques, sur le refrain de « Tourne en rond » et sur le morceau « Prières ».
Tout au long de ces cinq titres, Absolem parle surtout des erreurs en amour et de l'inquiétude chaque jour renouvelée face à l'avenir. On tourne alors un peu en rond dans cette impasse, mais ce n'est pas dérangeant sur un projet si court. On se retrouve en huis clos avec le jeune Liégeois et on repart avec une belle carte de visite.