critique &
création culturelle

La rétrospective culturelle de Valentine

Souvenir (et) collectifs

Le dernier souvenir, c’est celui de livres contemporains, dont l’absence chez moi se fait sentir … Une rétrospective qui m’engage, à l’avenir, à consommer plus féminin, et plus actuel.

I’m Still Here, Walter Salles

À l’abri dans la salle de cinéma, ma mère et moi puisions un peu de chaleur dans le nouveau film de Walter Salles. Ainda Estou Aqui, en salle en février, célébrait le Brésil mais restituait surtout la mémoire de la dictature militaire brésilienne, qui sévit à la tête du pays 20 ans durant, après le putsch de 1964. L’arrestation de Rubens Paiva, ancien député opposant à la junte, laisse peser sur sa famille la violence de l’absence, un ébranlement soutenu dont on attend la chute qui ne vient pas. On suit et on soutient le combat d’une mère contre le déchirement de l’attente vaine, et contre l’oubli auquel ont été condamnés les insurgés victimes du régime totalitaire. Walter Salles délivre une œuvre politique et intime, qui rassemble au Brésil au sein d’une famille faite caméra. Immortalisant tantôt le tableau quotidien, tantôt la dictature militaire brésilienne des années 70, le film s’attache à nous attacher, nous donne l’envie de l’accoutumance et le goût de la fête, avant d’en asseoir cruellement le manque. À Terra Estrengeira (1995) et Central do Brasil (1998) (que ma mère et moi, on vous recommande vivement !) Walter Salles ajoute une nouvelle pièce politique pour dire la localité brésilienne, sa société et son Histoire : une œuvre de la cicatrisation, qui invite, avec beaucoup de tendresse, à l’empathie et à l’entretien mémoriel.

Equus asinus, Equus Caballus, Men I Trust

Répartis sur la saison, le printemps traînait deux nouveaux albums du groupe de rock indépendant Men I Trust. On recevait en mars Equus Asinus, cinquième album du trio : épris d’une douce nostalgie, de bougies qui s’essoufflent et du Québec frileux, son récit se fait suave et bucolique. Le vers est minutieux et touche tendrement ; la voix d’Emma Proulx le porte dans un calme éloquent, comme une brise aux oreilles. Il rappelle l’hiver, les sentiers humides des forêts, les campagnes odorantes, la boue aux semelles et le rhume aux narines. La terre (« earth ») se répète, cyclique, comme un souvenir ruminé, précieux, ou un rêve qu’on chérit. Et la mélodie emporte et renouvelle son image, répond au regret de l’enfance, chante le printemps qui revient. Un retour au passé incarné par le sépia qui illustre la pochette, et la direction folk, assez inattendue, que prend l’album : des inspirations country parfois, une guitare acoustique plus affirmée, mais toujours cette signature feutrée, peut-être ambient, idyllique pour sûr. Men I Trust n’a de cesse de se réinventer, leur synthé et lignes de basse iconiques continuent de respirer le jazz, l’electro pop, la lounge, le funk dans une jouissive perméabilité, un mélange de toutes les bonnes choses. Equus Asinus ajoute à l’équation la friction audible des doigts sur les cordes, une musique aussi pure que la nature qu’elle raconte.

The breath of earth calls to me / Whispers soothe tenderly / Touched with interest, I see / Nature's grace, bound to be

Sound of Falling, Mascha Schilinski

Le festival Augenblick à Strasbourg projetait en novembre Sound of Falling ou Les Échos du Passé, qui obtenait en mai le prix du Jury du festival de Cannes. La réalisatrice berlinoise Mascha Schilinski y présentait son deuxième long-métrage : une anthologie de la sororité dans un entrecroisement de vies tranchées, comme épiées dans un trou de serrure. Une même maison, quatre générations différentes, chacune hantée par la précédente, chacune l’Histoire et la jeunesse au féminin. La réalisatrice actualise la mémoire et la condition féminine, et fait preuve d’une touchante justesse dans l’écriture de l’enfance et ses expériences collectives. Elle établit dans le film l’analogie de la « douleur-fantôme », dont le sens figuré paraît tout le long du récit, et le sens propre dans des scènes ponctuelles. Du même coup, on lit dans ces dernières le mal de la guerre, mal moderne qui survit au passage du temps et dont le poids s’obstine ; mêmement, la condition féminine et les traumatismes qui en découlent se lisent dans le temps telle « une douleur qui se transmet de génération en génération comme une malédiction1. »

Déborder Bolloré

Et pour tous les livres lus cette année, plus ou moins vieux, souvent vieux, que je ne peux pas inclure ici, une courte présentation (et publicité) du recueil Déborder Bolloré, coédité par 128 participant·es, acteur·rices du monde du livre. Le déclencheur du projet : le pouvoir croissant exercé par Bolloré sur l’édition, la diffusion, la publicité et la distribution du livre, emprise démesurée que l’actionnaire majoritaire du groupe et ancien PDG, Vincent Bolloré, met au profit d’une promotion des partis d’extrême droite, dans ce qu’il dit lui-même être un « combat civilisationnel ». Le rachat de Hachette par Vivendi rassemble des collectifs en riposte autour de la campagne « Désarmer Bolloré », soulèvement qui voit paraître en juin 2025 le livre Déborder Bolloré. Avec la main mise sur la majeure partie des géants de l’édition, le milliardaire multiplie les vecteurs à une doctrine nationaliste, instrumentalisant la culture, et menaçant la littératie politique. À lire : l’article déjà disponible sur Karoo, « Déborder Bolloré, Solidarité avec les éditions résistantes ». Poursuivons dans le sens de la marche, et tâchons de conscientiser notre consommation culturelle, qui n’est jamais trop politique.

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