Satan sous le soleil
Étrange messe noire, projet un peu fou de Zeal and Ardor, alias Manuel Gagneux, Devil Is Fine est un album étonnant, né quelque part entre les fjords et les champs de coton.
« Black Black Metal », la formule est étrange dans
cet article de Tracksde la chaîne franco-allemande Arte (ou germano-française, ça dépend du point de vue). En effet, le
black metalet le
metalen général sont des musiques plutôt blanches et occidentales sauf dans ce projet qui réussit à lier deux genres que tout semble opposer.
Dans
Devil Is Fine
(2016), second album du projet de
Zeal and Ardor
, on découvre une fusion subtile qui nous transporte dans un univers de magie noire, de chaleur et d’envoûtements. Deux styles musicaux nous emportent dans un voyage entre le grand Nord et les champs de coton. D’un côté, la musique noire américaine des esclaves, ce qui a précédé et inspiré le
blues
, le
gospel
marqué par des paroles sociales et religieuses et le
black metal
, genre éminemment européen et nordique, historiquement sataniste ou athéiste. Entre la chaleur brûlante des marécages et le froid des fjords,
Devil
Is Fine
nous emporte dans un projet musical ambitieux.
Entre chants a cappella à la et blasts typiques du black metal , la fusion est étrange mais particulièrement réussie. Dans ses quelques interviews , Manuel Gagneux, membre unique du projet, explique les raisons pour lesquelles il a voulu faire se rencontrer ces deux genres. Pour les Norvégiens comme pour les esclaves envoyés aux États-Unis, la religion chrétienne leur a été imposée par les colons. Né d’un père suisse et d’une mère noire-américaine, il est traversé par les deux cultures et c’est là qu’on retrouve l’essence même du métissage de ce projet.
L’album de 38 minutes est divisé en trois parties, chacune séparée d’un morceau instrumental : Sacrilegium I , II et III . Dès le premier morceau, Devil Is Fine , le chant a cappella est rythmé par un bruit de chaînes sur du bois, marquant ainsi l’origine du son dans un contexte historique d’avant le blues . Le chant, celui d’un gospel à la gloire du Diable, est joyeux mais marqué d’une teinte mineure un peu nostalgique. Les guitares et la batterie arrivent progressivement mais restent discrètes, laissant la part belle du morceau aux voix, approche qui n’est pas habituelle dans le black metal plutôt partisan des « murs de son ». Les chants ont une sonorité si typique que Manuel Gagneux a été accusé de s’être inspiré par des extraits de John Lomax, mais il dément complètement ces accusations : il a juste du très mauvais matériel, ce qui lui permet de créer ces sonorités grinçantes début XX e siècle. De plus, trouver des enregistrements de chants sataniques de cette époque constitue tout de même une gageure.
À l’écoute, on n’est pas secoué jusqu’à ce que démarre le second morceau : In Ashes. Beaucoup plus sombre et plus envoûtant, c’est vraiment là que commence la messe noire. Les tonalités se font mineures et le chant entêtant emmène l’auditeur vers une transe maléfique qui ne le quittera qu’à la fin de l’album. C’est aussi à ce moment que le metal se fait entendre, par des cris en fond ainsi que des guitares et une batterie très présentes. In Ashes est réellement le morceau qui donne le ton de Devil Is Fine.
L’album tient l’auditeur en haleine même si les morceaux sont très variés : Sacrilegium
I
par exemple est un morceau plutôt d’
electro bass
avec une voix qui crie sur presque toute sa durée, on se trouve ici entre la possession et la prière1
. À part ce morceau qui est un ovni au sein même de cet ovni qu’est
Devil Is Fine
, les sonorités restent entre le
metal
et
blues
. Avec un détour particulièrement réussi par le rythm’n blues dans
What a Killer Gonna Do
.
Si l’on en croit Manuel Gagneux, ce projet est un coup de tête, une idée qu’il a glanée entre deux commentaires sur le tristement célèbre forum 4chan.org 2 . Pour être un projet solo et apparemment aussi peu réfléchi, Devil Is Fine s’avère néanmoins très bon et il apporte une fraîcheur et une fusion de genres qui séduit et convainc. Après avoir écouté l’album de fond en comble, on peut regretter un manque d’homogénéité mais cela n’est qu’un détail : pour ce second opus de Zeal and Ardor, c’est l’originalité qui prime. De l’anachronisme sombre qui ne se prend pas au sérieux, à l’image du film Abraham Lincoln, chasseur de vampires , Devil Is Fine se joue des genres, des règles et de l’histoire. Pour moi, c’est fine et c’est ce qui compte. Bonne écoute !