critique &
création culturelle

Scène organique

et primitive

Enrico Bagnoli s’empare des paroles de Yannis Ritsos pour nous dévoiler Ajax , seul en scène présenté au Petit Varia du 6 au 17 octobre 2015. Marianne Pousseur incarne un homme tourmenté, dévoré par ses interrogations, perdu dans le nouvel accomplissement de lui-même. Cet unique protagoniste nous emmène au creux de sa réflexion par ses mots et son corps.

Photo © Anthony Malamatenios.

Durant la guerre de Troie, Ajax perd le duel qui mettait à l’épreuve son courage. Héros déchu, l’homme part en quête de lui-même, à la recherche d’une identité nouvelle. Le décor est sobre. La scène est close, ceinte de hauts miroirs qui confinent Ajax dans cet espace. Un grand miroir circulaire trône, déformant ce qui lui fait face. Au centre, des peaux d’animaux gisent. À travers l’obscurité, le spectateur distingue une silhouette. La voix retentit. Elle est grave, dure, forte. La silhouette se retourne, un visage apparaît dans le miroir qui nous fait face. Les traits tourmentés sont exacerbés par une lumière de sable. Solitude. « Ferme les portes. Ferme les fenêtres. Verrouille l’enclos. » Chaque mot s’appuie sur le silence. Prend l’espace. Ajax s’effondre, il est perdu.

Dans la lumière orangée d’un coucher de soleil, Ajax, le héros, symbole de force et de puissance masculine, icône de la virilité, a perdu son rôle. Il a échoué. Ses armes sont tombées. Que sont cet uniforme, cette lance et ce bouclier ? Il s’interroge, cherche le sens de la vie menée. Que devient son existence si ce qu’il sait de lui, il l’a perdu ? Il questionne la virilité, la féminité. Il cherche dans le passé, se souvient un peu. Il est face à sa défaite. Le réel n’est plus le même, c’est celui de l’esprit de l’homme, mais aussi un peu du nôtre. Reflets d’idées et de lumière se mêlent, le sens s’échappe des paroles en écho. Mais les paroles ont-elles déjà eu un sens ? Pour Enrico Bagnoli, le metteur en scène, le spectateur est l’ultime artiste de la pièce, son dernier interprète, celui qui donnera un sens nouveau et différent à ce qu’Ajax étale sous nos yeux. Assise dans mon siège, je suis confrontée à un homme qui s’abîme. Il fait nuit.

Ajax s’emporte et parle, parle de ce mal-être, de cette solitude qui le transperce. De cette identité qu’il a perdue. Mais il s’égare dans son lyrisme, le fil nous échappe, les mots ne font plus écho. en ous Ajax s’élève et nous abandonne un peu, nous perd. Il plonge dans son intérieur parfois trop profondément, et on manque d’oxygène, le spectateur étouffe.

Ajax est un spectacle organique. Et qui fait appel à nos sens. La lumière jaillit du sol, mettant en perspective le corps, les mouvements, elle déforme, agrandit. Les bruits sont bruts. Le matériel sonore ne provient que de l’individu qui se dévoile à nos yeux et à nos oreilles. Chaque bruit, chaque cri, chaque chant du spectacle a été produit par Ajax.

La pièce est aussi un spectacle primitif. L’acteur parle et ne dit rien, il émet des bruits, balbutie. La voix soudain s’élève. Il chante. Les mots reviennent, il en détache le sens.

Le héros démonte la langue, la réduit à sa propre expression. Elle n’existe plus que par elle-même, elle est devenue matière brute, matière à pétrir. Il revient à l’essence de la langue.

De la même manière, Ajax cherche son essence d’individu, son identité. Ainsi, il démonte ses actions, il se démonte. Il ne se bat plus. Il a enlevé le haut de son uniforme et découvre un corps de femme, abandonne sa carapace comme le produit d’une mue. Ajax porte simultanément des vêtements des deux genres. Il s’accepte et s’offre à nous, confiant, apaisé, dual.

Après s’être mis à nu, s’être dévoilé sans artifice, il met en lumière une autre illusion qui nous atteint, nous, spectateurs. Il rompt le tacite accord qui unit l’acteur et son public et abat le décor. Comme si, recouvrant la vue, empreint d’une lucidité qui le dépasserait, il nous dévoilait notre propre cécité. Il nous délivre alors de la fiction qui nous possède. Dans un même mouvement, étendant la fiction au réel, il relance cette éternelle question du spectacle qu’est l’existence, des acteurs de nos vies, du jeu de nos paroles. Le jour se lève. Ajax renaît, et semble avoir trouvé une nouvelle voie, une nouvelle peau. Il veut changer de nom.

« Ouvre les portes. Ouvre les fenêtres. Déverrouille l’enclos. » Un nouveau nom.

En sortant du théâtre, j’étais fort troublée. La pièce m’a semblé hermétique, assez obscure. Mais à force d’en discuter entre nous, de la tourner dans tous les sens, elle a pris plus de sens. C’est une pièce très riche, substantielle. On a découvert ensemble des choses qu’elle ne semblait pas révéler au premier abord et sans doute que d’autres sens y sont encore dissimulés, même à l’insu des créateurs.

Marie Meulemans

Même rédacteur·ice :

Ajax
Adapté dee Yannis Ritsos
Mise en scène : Enrico Bagnoli
Avec Marianne Pousseur
Petit Varia
Vu le 6 octobre 2015