Selma
Film événement de ce mois de mars, Selma d’Ava DuVernay propose d’accomplir un devoir de mémoire plus dramatique qu’historique sur la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains. Reste un film fort, nécessaire et brillamment interprété.
« La liberté, comme le courage, est un escalier qu’il faut gravir marche par marche. » Et lorsqu’on parle de libertés, on parle de droits, et surtout d’égalité face à ces droits. Des droits souvent acquis dans la solidarité et la violence ; pour que nous puissions en jouir aujourd’hui.
Qu’il s’agisse de Gandhi, de Martin Luther King , de la « marche des beurs » ou plus récemment de la manifestation « Je suis Charlie » ; toutes ces (dé)marches symboliques, jalonnant notre Histoire , incarnent une volonté profonde de changement par la non-violence. Rien d’étonnant donc à ce que le septième art se saisisse et s’inspire régulièrement de ce type d’événements.
Ainsi, plus de cinquante ans après le fameux discours « I have a dream », Ava DuVernay nous propose, avec Selma , un témoignage fort sur les événements s’étant déroulés en 1965 sur le sol américain, et plus particulièrement les marches entre les villes de Selma et de Montgomery , véritables points d’orgue du mouvement de lutte pour les droits civiques des Afro-Américains.
En ce temps-là, bien que les noirs (ou negro-americans comme nommés à l’époque) aient le droit de vote, ils sont tenus, dans certains États du Sud, à l’écart des urnes. Martin Luther King décide alors de frapper fort en organisant une marche à haute valeur symbolique dans l’espoir de faire pression sur le président Lyndon Johnson afin d’accélérer la promulgation du futur Voting Rights Act , qui supprimera ces restrictions à l’égard des Afro-Américains. Une atmosphère d’urgence et de tension permanente que la réalisatrice parvient bien à traduire à l’écran en cristallisant cette relation complexe qui unit le président Johnson (campé par un convaincant Tom Wilkinson) et le pasteur baptiste.
Plusieurs voix se sont d’ailleurs élevées aux États-Unis, critiquant la manière dont le président Johnson est dépeint dans le film. La réalisatrice s’en défend en arguant qu’il s’agit d’un drame historique (le fameux « inspiré de faits réels » ; toujours pratique) et non d’un documentaire, justifiant ainsi les libertés prises par rapport à l’Histoire. Si le devoir de mémoire est donc ici plus dramatique qu’historique , on regrettera toutefois cette tendance hollywoodienne de proposer des versions simplifiées (et simplificatrices) et, surtout, trop manichéennes. Bien qu’inutiles et assez déloyaux, ces « ajustements » n’entachent finalement en rien le propos de Selma et le travail abouti effectué par la réalisatrice.
Car ici, la réalisation (efficace, sans être révolutionnaire) se met clairement au service de la narration. Et ce, notamment lors des scènes plus intimistes où Ava DuVernay utilise systématiquement des plans très serrés, contrastés par un jeu de lumière subtil (style clair-obscur où, hormis les visages des protagonistes, tout finit par disparaître dans la pénombre). De même, les quelques scènes les plus violentes sont les seules à bénéficier de ralentis, renforçant par là l’effet dramatique . Cette réelle esthétisation de la violence donne lieu à des moments visuellement forts et très beaux, comme cette scène sur le désormais mythique Edmund Pettus Bridge, triste apogée d’un crescendo de brutalité et de bêtise.
Mais au-delà de ça, Selma est aussi porté par la justesse et la nécessaire réserve de ses acteurs . C’est David Oyelowo, déjà aperçu dans Interstellar , le Dernier Roi d’Écosse ou plus récemment The Butler , qui incarne, avec conviction, Martin Luther King. Très crédible, son jeu est renforcé par une distribution de seconds rôles assez soignée, dont notamment : l’étonnante et touchante Oprah Winfrey, l’impeccable Tim Roth, l’intense Cuba Gooding Jr. et un Wendell Pierce (mais si, l’Antoine Batiste de l’excellente série Treme ) toujours aussi charismatique.
Le tout est porté par une bande originale où s’entremêlent harmonieusement blues, soul et gospel (notamment avec la voix vibrante de Mahalia Jackson). Mais pas que… Car le titre Glory , interprété par John Legend et Common, a raflé l’Oscar et le Golden Globe de la meilleure chanson originale. Leur prestation live aux Oscars le 22 février dernier, ponctuée d’une standing ovation et d’un peu (trop) de larmes les aura définitivement consacrés.
Même si la musique aurait pu occuper une place plus importante dans le film, ou que certains aspects auraient pu être plus approfondis (comme la relation entre Malcolm X et Martin Luther King, à peine effleurée), Selma reste un film fort. Il nous rappelle avec émotion que nul être humain ne doit accepter d’avoir sa fierté piétinée, son honneur bafoué et sa dignité souillée. Un devoir de mémoire qu’il est nécessaire d’entretenir, car comme le disait Gandhi (ou peut-être que c’était Gandalf en fait) : « Connaître le chemin parcouru, sans oublier celui qu’il reste à faire. »