critique &
création culturelle

Someone Who Will Love You in All Your Damaged Glory

L’art d’aimer à la manière de Raphaël Bob-Waksberg

Paru en 2019, le recueil de nouvelles anglophones Someone Who Will Love You in All Your Damaged Glory n’a pourtant jamais cessé de faire parler de lui. Écrit par le créateur de la série animée Bojack Horseman, Raphaël Bob-Waksberg nous plonge dans son univers drôle et décalé pour nous parler d’un sujet pourtant bien connu de la littérature : l’amour. Avec une écriture simple et incisive, il réussit le pari de nous parler d’un sujet devenu banal tout en y apportant fraîcheur et nouveauté.

Someone Who Will Love You in All Your Damaged Glory, avec ses 18 nouvelles, s’apparente presque à un recueil couplé à des exercices de style. Raphaël Bob-Waksberg aime à changer son style d’écriture d’une histoire à l’autre, certaines sous une forme très ludique comme « short stories1 » ou « Lies We Told Each Other2 » présentées comme des listes, en vers pour « the poem3 », traitant de la science-fiction pour « Up-and-Comers4 », ou encore avec une première partie utilisant l’impératif pour « Move Across the Country5 ».

« Move across the country and start a new adventure. Create a brand-new life, buy a new set of furniture, a fresh autumn coat. Fill your days with distraction. Take a class, learn an instrument, visit your local library and crack open one of those Brontë sisters you always meant to get acquainted with, anything to make the days pass faster, to accumulate distance, to get as far away as possible from the day that you left6. »

- Move Across the Country

Pourtant, l’élément le plus marquant de l’écriture de Bob-Waksberg tient dans son oralité. Beaucoup de ses nouvelles sont narrées comme on raconterait une histoire à une amie à la terrasse d’un café, effet particulièrement présent dans « More of the You That You Already Are7 ». Cette particularité apporte un sentiment d’intimité et de proximité indéniable au lecteur. L’histoire ne nous semble par personnelle, comme pourrait l’être un roman écrit à la première personne, mais nous n’en sommes pas détachés pour autant. On y assiste comme un proche, complètement intégré au récit sans pour autant en faire partie.

« And she goes, Were you here the whole time I was asleep? You didn’t have to do that.
I didn’t, I say. I wasn’t. I got here too late. Mom was here though. The whole time.
Ramona smiles and goes, Yeah, Mom’s crazy like that.
And I go, Yeah.
And I think about how loving someone is kind of like being president, in that it doesn’t change you, not really. But it brings out more of the you that you already are8. »

- More of the You That You Already Are

Deuxième élément marquant de son écriture, les nouvelles à la deuxième personne du singulier : « You ». Peu utilisé dans la littérature, ce type de point de vue est pourtant très plaisant pour le lecteur, qui devient le personnage principal dans toute son unicité ; ce que n’offrent pas forcément les romans à la première personne. On se laisse alors guider par les mots de l’auteur, dans les péripéties indiquées, tout en ayant l’impression de garder l’ascendant sur ce qu’il se passe, bien que ce ne soit évidemment pas le cas. Le roman La Modification de Michel Butor, paru en 1957, en est un excellent exemple.

Parler d’amour et en parler bien

Dès le titre, l’intention est claire : nous allons parler d’amour. Mais ce recueil ne parle pas simplement d’amour, il en parle bien. C’est dans sa forme la plus réelle, la plus pure, que Raphaël Bob-Waksberg nous expose l’amour beau, l’amour quotidien, l’amour moche. Les occasions manquées, les ruptures, les rencontres. Les liens amoureux, les liens fraternels, les liens amicaux.

Chaque nouvelle est centrée sur une forme d’amour, bien qu’on ne sache pas toujours où l’auteur nous emmène au début de la lecture. Mais surtout, il nous pousse à la réflexion et à prendre du recul sur nos propres relations. Comme un miroir reflétant parfois nos propres erreurs et choix, on assiste à travers les personnages à certaines périodes de notre vie. Raphaël Bob-Waksberg met notamment en lumière la question des cycles, de ces relations qu’on crée sans cesse et qui pourtant finissent indéniablement toujours au même point. Ces relations choisies autant que subies se suivent en un flot plus ou moins long, dans un cercle vicieux duquel il peut être difficile de sortir, comme en témoigne « The Serial Monogamist’s Guide to Important New York City Landmarks9 ».

« Towering over the east side of Fifth Avenue, between Fiftieth and Fifty-First Streets, you’ll find the majestic St. Patrick’s Cathedral, historically significant as the place where you and Eric sat on the steps and ate frozen yogurt that time. […]

New York City is full of history. Take, for example, the Waverly Diner down the Greenwich Village. It was at this very spot you and Keith stayed up all night talking over pancakes, after ducking out of Emily’s twenty-six birthday party. […]

You’d already started dating Sean when Boris called, late, drunk, and asked if you wanted to go to Staten Island10. »

Cependant, même si Bob-Waksberg nous propose une majorité de nouvelles parlant du sentiment amoureux, il n’oublie pas pour autant de mettre en lumière d’autres formes de relations tout aussi importantes. Le lien à la famille est abordé dans certaines d’entre elles, même si celui-ci ne semble pas toujours être central, il est nécessaire au déroulement du récit. L’amour entre adelphes11 et l’amour parental sont exposés dans leurs plus pures complexités, oscillant entre amour inconditionnel et désamour. La nouvelle « These Are Facts12 » met en exergue les liens différents aux parents au sein d’une même famille et la rencontre entre un frère et une sœur qui ne se connaissent pas. Comment établir une relation avec son frère, à qui on est relié par le sang, alors qu’on ne l’a presque jamais vu ?

Mais l’auteur ne s’arrête pas là et nous offre également une histoire écrite d’un point vue quelque peu original dans « Rufus » : celui d’un chien. Cette nouvelle, demandant quelques paragraphes d’adaptation au lecteur pour bien saisir qui parle et de quoi l’on parle, est touchante de simplicité. Si touchante qu’elle s’insinue en nous et continue de vivre dans notre esprit les jours suivants, si bien qu’on se surprend à penser à Rufus quand on vient à croiser d’autres chiens. 

« ManMonster makes noise like, “Rufus rufus rufus”, and he scratches my back and I love him. I love him with everything I am13. »

- Rufus

Someone Who Will Love You in All Your Damaged Glory ne révolutionne ni le sujet ni le genre de la nouvelle mais il est parfaitement exécuté : l’écriture est claire, complètement dénuée de superflu, les tons sont décalés et maîtrisés. Le recueil s’inscrit donc dans ces livres qu’il est bon, et parfois même nécessaire, de lire. Lire pour prendre du temps pour soi, lire pour explorer, lire pour réfléchir. Et finalement, lire pour aimer.

Someone Who Will Love You in All Your Damaged Glory

de Raphaël Bob-Waksberg
Knopf, 2019
256 pages

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