Souviens-toi, Tania
Avec leur troisième film en commun, By the Name of Tania , les deux cinéastes Bénédicte Liénard et Mary Jiménez suivent le parcours d’une jeune péruvienne : Tania, piégée puis enrôlée de force dans la prostitution. Un flot d’images saisissant, dans lequel il est peu aisé de se plonger pleinement.
Le film se présente sous la forme d’allers-retours dans le passé de Tania. Il s’agit d’une traversée depuis la jungle jusqu’à la région des mines d’or au Pérou où elle a été réduite à un objet sexuel. Un voyage cathartique lors duquel le spectateur est amené à relier les différents lieux et actions : un film mental qui, pour suivre les traces de sa protagoniste blessée, joue sur des temporalités. On est alors porté par la parole brisée de Tania en voix off, tel un chant de douleur : une parole déclamée au nom des autres femmes, victimes elles aussi de l’abandon de leur propre corps.
Dès les premiers plans, la caméra est trop proche de son sujet pour qu’on puisse bien le discerner : on passe d’une image floue, aplatie, abstraite, à la reconnaissance d’une partie d’un corps, d’un visage. « Ce n’est plus mon corps, ce n’est plus moi » dit Tania. Toutefois, l’idée de découvrir peu à peu à l’image ce corps qui dit avoir perdu toute essence, toute identité, est intéressante. La forme rejoint alors la matière et fait sens.
Tania dit ne plus être, alors peu importe à quel temps elle appartient désormais. À l’instar de son personnage fracturé, la temporalité dans laquelle prend place ses souvenirs, racontés au fil de son témoignage, est, elle aussi décousue, indéfinie. On ne cesse de voyager entre passé et présent, reconstitutions et visions oniriques. Un récit éclaté, fait tantôt d’instants de solitude en suspens, tantôt de déplacements de corps dansants, de voyages en groupe en bateau et camionnette.
Les espaces sont, eux aussi, peu identifiables et déconnectés les uns des autres. Nous passons de l’étouffement et la noirceur d’un couloir vide où est recluse Tania à la traversée d’un lac, filmée depuis un bateau en travelling, et baignée d’une lumière de soleil couchant. C’est donc bien la voix de Tania, revenue des limbes, qui sert de lien entre ces fragments épars d’espace et de temps. On se surprend à entendre au détour d’un plan une discussion entre inconnus, digne d’une histoire à la Apichatpong Weerasethakul, comme si on discernait la présence d’une force surnaturelle dans la jungle. Cependant, le film n’empruntera pas ce chemin de la fable, le mouvement de caméra en panoramique finira sur le visage de Tania, les yeux fermés.
By the Name of Tania est ainsi un curieux objet filmique dont la frontière entre le documentaire et la fiction est indécise. Mais par ses choix de mise en scène et son style formel très appuyé, il se révèle aussi comme un film de sensations. Si la force du récit tient en particulier au fait de proposer à la fois la recomposition d’un passé et une parole libérée, l’ensemble s’avère trop théorique. Ainsi, tout au long du film, il y a une présence presque systématique du flou et du net à l’image qui, par sa répétition, peut agacer et poser question : au travers de ce choix formel, cette figure de style, que veulent nous dire et faire sentir les cinéastes ? Il y a à l’évidence l’idée d’un récit intérieur troublé. Du flou à la netteté, on occupe le cadre de l’image progressivement et pour un temps, mais sans jamais parvenir à y prendre vraiment sa place, sans entrer en consonance avec ce qui nous entoure. Tania, qui a le sentiment d’avoir perdu son corps, est devenue comme une image floue, une matière malléable, une présence indiscernable.
Le film baigne alors dans une zone de flottement perpétuel, partagé entre une caméra très mobile, qui filme des corps fragmentés en mouvement, et des plans fixes, frappés d’une certaine langueur. Comme dans cette belle séquence sur un bateau où une des protagonistes explique à un enfant qui sont les chercheurs d’or, ceux qui achètent les prostitués. Alors se reflète dans l’eau la lumière du soleil, qui en ce bref instant, paraît de l’or. Ici, l’image ne sursignifie pas, elle se laisse déceler avec délicatesse.
Si le film mérite bien d’être vu pour l’importance de son sujet, il vaut le détour également pour sa structure peu déchiffrable, ses temporalités décousues. Mais il finit par instaurer une distance avec le spectateur, qui, pourtant, est constamment pris en charge par la voix off de Tania. Cette œuvre se laisse ainsi regarder avec curiosité, même si l’on en reste songeur.