critique &
création culturelle

Théâtre et politique (3)

Pendant le naufrage

Le Raoul Collectif revient en forme ! Trois ans après la création du Signal du promeneur , Romain David, Jérôme De Falloise, David Murgia, Benoît Piret et Jean-Baptiste Szezot nous font marrer avec Rumeur et petits jours , au National jusqu’au 28 novembre.

Cet article s’inscrit dans une série sur les rapports entre théâtre et écriture non fictionnelle. Vous pouvez relire l’introduction , le premier et le second article sur Karoo.

Ça commence comme une émission de radio. Les cinq du Raoul Collectif s’asseyent devant des micros, font le décompte, l’ampoule rouge s’allume, on est à l’antenne. Hélas, les nouvelles sont mauvaises : la production ne suit plus, c’est la dernière de ce qu’on comprend être un programme intello. L’émission se donne quand même, cahin-caha, entre coups de gueule, poésie improvisée et débats crypto-philosophiques plus ou moins inspirés. L’ambiance est un poil d’une autre époque, les années 1970, mais on pourrait tout aussi bien être dans certaines tranches horaires de France Culture ou d’une radio associative (je sais de quoi je parle, j’écoute les deux). On sent tout de même des tensions dans l’équipe ; hors antenne, l’ambiance vire à la scène de ménage : « Traître ! », « Centriste ! », « Stalinien ! »

Le Raoul collectif, © Michel Houet

Le Raoul collectif travaille par écriture de plateau , c’est-à-dire que les fonctions d’auteur et de metteur en scène se confondent. Dans leur cas, elles sont mêmes assumées par tous, tour à tour et collectivement. Le spectacle ne se fonde pas sur un texte, fictionnel ou non, qu’il s’agirait de porter à la scène. Il s’ écrit plutôt directement sur ou à partir de la scène, en travaillant sur base de propositions écrites ou d’improvisations, afin d’amener directement des thèmes qui importent. Il en résulte une écriture peut-être plus directe ou plus allusive mais qui, en tout cas, se distingue par sa vivacité et sa légèreté.

Ici, le résultat est tout frais. Dans les programmes et sur les affiches, le spectacle s’annonçait sous le titre Une création ; le titre définitif, Rumeur et petits jours , n’a été officialisé que le 15 octobre. Une certaine précipitation pourrait donc expliquer à la fois l’enthousiasme (communicatif) qu’on sent à l’œuvre et les quelques inégalités dont souffrait le spectacle lors de la première. Après la première partie, clôturée sur une grosse engueulade, on assiste ainsi à un brusque changement de ton. Une invitée de choc débarque : toute en talons de 12 et perruque blonde, c’est Tina, pour « There is no alternative » , la fameuse phrase de Thatcher sur le dogme de l’austérité. Le spectacle se rapproche ainsi du thème annoncé dans le programme, celui d’une interrogation sur l’individualisme contemporain. Est ainsi évoquée sur scène la Société du Mont-Pélerin, groupe d’intellectuels né après guerre pour promouvoir les idées libérales : tout cela vient de quelque part ! Mais ce qui prend des airs d’interlude didactique se lie difficilement avec ce qui précède et qui relevait plutôt d’une satire assez subtile pour avoir été faite en connaissance de cause. Du coup, on ne comprend pas très clairement où tout le spectacle veut en venir.

Et pourtant, Rumeur et petits jours est un super moment de théâtre, ne serait-ce que parce que le jeu des cinq du collectif est succulent. Il faut voir leurs airs inspirés en écoutant un diapason spécialement accordé pour tinter sur la fréquence du « bruit du soleil », il faut les entendre débattre sur le sens d’une histoire de cheval et de vache qui broutent (Est-ce qu’ils se battent ? Est-ce qu’ils sortent du pré – et d’ailleurs, ce pré, est-il clos ? Si non, est-il infini ? Si oui, est-ce qu’ils se le partagent ? Est-ce qu’ils s’organisent ?), le tout avec la conviction la plus absolue et alors que leur univers se délite au point de leur tomber physiquement sur la gueule.

Derrière la marrade et au risque de surinterpréter, j’y ai entrevu une réflexion bien sentie sur l’état de la critique sociale engagée à faire émerger des alternatives et sur sa tendance aux débats abscons (ou peut-être me suis-je simplement reconnue, va savoir). C’est fait sans mauvais esprit : la séquence sur Tina rappelle à quel point il est difficile de s’attaquer à un ennemi qui n’est en fait qu’une formule. Le portrait est donc aussi drôle que juste, comme si la difficulté à aborder sur scène des sujets politiques et sociaux était contournée en faisant ressurgir sous forme plus globale et moins directe le thème des groupes. C’est peut-être là qu’on perd en clarté ce qu’on gagne en subtilité.

Même rédacteur·ice :

Rumeur et petits jours
De et par le Raoul Collectif (Romain David, Jérôme De Falloise, David Murgia, Benoît Piret, Jean-Baptiste Szezot)
Du 10 au 28 novembre au Théâtre National
www.theatrenational.be/fr/program/584/Rumeur-et-petits-jours