Anima de Vladislav Delay
This is your song (104)
« Que suis-je en train d’écouter ? » peut se demander l’auditeur au mitan de Anima de Vladislav Delay. La question est loin d’être absurde. Sur cette plage longue de soixante-deux minutes, il s’agit avant tout de savoir s’égarer. Un art sous-estimé.
Le Finlandais Sasu Ripatti est à la base d’au moins trois projets différents : Vladislav Delay, Uusitalo et Luomo1 . Si les seconds s’orientent vers la micro-house, les « edits » d’inspiration disco et la techno minimale, le premier reste pour Ripatti le foyer d’une electronica où les « glitches » se taillent la part belles de séquences ambient explorées de fond en comble par les accidents soniques et une foule d’effets digitaux.
Anima , son quatrième album sorti en 2001, et le second pour Mille Plateaux , ne contient que la plage titulaire, d’une durée d’une heure deux minutes et deux secondes. Anima n’est plus un morceau de musique, c’est un poème électronique tonal2 qui puise son inspiration dans les accidents plastiques de l’ère digitale, l’ambient (les deux accords de synthétiseur formant des nappes douces et intranquilles) dans la musique concrète et la musique industrielle (une logique de « recyclage/re-cyclage » s’y opère). La large batterie d’effets employés (la réverbération et le delay principalement) dictent la structure et la forme évolutive de la pièce. En renversant la hiérarchie d’avant et arrière-plan sonore, en affirmant le studio comme élément créateur et moteur de la composition, en faisant primer la production sur le processus d’écriture, Ripatti s’inscrit dans le prolongement de la musique dub et des innovations de Lee Scratch Perry et King Tubby .
Mais laissons là la technique. La pièce n’obéit à aucune des codifications de la musique occidentale ― si ce n’est lointainement, celle des musiques électroniques jouant sur l’addition et le retranchement de couches. Elle s’ouvre sur quelques percussions et ce fragment de dialogue samplé :
Ce doute glissé sur la nature même du niveau de réalité dans lequel évolue ce qui suit place la pièce sous le signe de l’insomnie, de l’intranquillité. C’est en effet la force spirituelle qui l’animera. Il semblerait ici que « pour chaque accord languide il y ait une « chorale » de minuscules dissonances », où « fragments mélodiques et bruits décousus coexistent dans un format de « call and respons e »4 ». Anima est une tapisserie sur laquelle se brodent une infinité de motifs quasi subliminaux, micro-événements et reprises d’une subtilité inouïe, avant de se dissoudre dans l’océan des sons fracturés. C’est un organisme vivant, pluricellulaire, se développant à l’intérieur d’une membrane qui semble formée par les deux accords qui se répètent à intervalles réguliers durant toute l’heure que dure la pièce. Anima partage plus de points communs avec la méduse que la musique électronique. C’est tout et rien à la fois : une longue dérive sur la crête d’une surface aqueuse où flottent quelques détritus soniques. Ça pourrait durer vingt secondes, trois jours ou une éternité, le temps ne compte plus, et ne se compte plus.
Nous ne sommes pourtant pas à l’abri d’une tempête. Dès la 55e minute s’entame la coda. Les deux accords se simplifient en une forme de drone aigu plus profond, strié d’un phaser, tandis que les percussions s’agglomérant deviennent moins métalliques : les deux lignes parallèles, la mélodique et la rythmique, la rêveuse et l’éveillée (pour reprendre la métaphore qui ouvre et ferme la pièce) s’éloignent de nouveau après s’être rejointes. À une heure exactement, c’est la rupture violente : une porte qui claque et un plongeon dans l’eau brisent la stase dans un violent effet de distanciation. Un homme sanglote en se confiant à une femme, des oiseaux se font entendre derrière eux, tandis que les deux accords de clavier tracent des courbes à l’arrière-plan sonore. Une phrase de l’homme met fin au morceau : « I might never go to sleep again, I might stay awake forever5 ». L’auditeur, lui, n’en a pas fini avec la veillée incertaine d’ Anima , morceau idéal pour insomniaques qui ne savent ni où commence ni où s’achève la nuit. Et appuient sur « repeat ».